03 février 2008

Erasme

Carnaval, Bachanales, Saturnales, Fête des fous ... autant de fêtes qui permettent de rire et de s'amuser, de faire ripaille, de boire jusqu'à plus soif, de raconter des bêtises, de faire les fous, avec ou sans masque ! Je ne vois pas mieux qu' Erasme pour un lundi classique qui précède de si peu Mardi gras ! Erasme et son Eloge de la folie !
- Erasme vraiment ? Je croyais que c'était un grand humaniste ? le copain de Thomas More et de la moitié de l'Europe intellectuelle ?
- Absolument ! Tu as parfaitement raison ! D'ailleurs tu n'as qu'à taper Erasme sur n'importe quel moteur de recherche et c'est ce que tu trouveras.
"Prince des humanistes, il est l'âme de la République des lettres qui se met en place en Europe au début du XVIe siècle "
" Figure majeure de l'humanisme chrétien, Erasme fut cet inlassable défenseur des libertés, militant de la paix et porteur d'une vision de l'Europe de la culture qu'il tenta vainement d'imposer dans un contexte marqué par le bellicisme et les troubles réformistes."
- Dis, tu vas pas faire ton Lagarde et Michard quand même !
- D'accord ! J'arrête. Mais Erasme, c'est un sacré bonhomme. Je l'aime bien. D'abord, il serait né des amours d'un prêtre et d'une fille de médecin. Bâtard donc, mais son nom - Desiderius Erasmus - l'inscrit d'emblée sous le double signe du désir et de l'amour ! Joli début, non ? Ajoute son lieu d'origine, Rotterdam, et tu as son nom complet : Desiderius Erasmus Roterodamus ! Une belle signature pour quelqu'un qui n'a cessé de voyager d'un bout à l'autre de l'Europe !
- Je te vois venir : encore un cosmopolite comme tu les aimes !
- Pas tout à fait. Juste quelqu' un pour qui les frontières n'avaient pas beaucoup de sens et qui se trouvait "chez lui, à Rotterdam comme à Bâle, à Paris ou à Londres. Un Européen, un vrai. Il est vrai qu' en ce début de XVIe siècle la culture n'était pas nationale, elle était européenne. Les érudits, les artistes allaient et venaient dans toute l'Europe, partout où il y avait des bibliothèques, des lieux de rencontre, des occasions d'échanger des idées, de frotter ses propres théories à celle des uns et des autres pour mieux les asseoir, les affiner...
- Pas de téléphone, pas d'ordinateur, pas d'Internet... comment voulais-tu qu'ils ... fissent ?
- Bien placé ton subjonctif imparfait.
- Au fait ce n'est pas toi qui m'a parlé d'un étudiant qui avait monté une association pour la défense du subjonctif imparfait ?
- Oh, c'était il y a quelque temps déjà et je ne sais pas ce qu'elle est devenue, cette association.
- Tant pis pour eux : ils ont perdu un adhérent !

- A défaut de Mac, Erasme et ses copains avaient du papier et des plumes : les lettres allaient bon train, d'autant qu'ils avaient, contrairement à nous, une langue commune : le latin !
- Facile !
- D'ailleurs quand je te dis que les lettres allaient bon train ... tu sais qu' Erasme a rédigé l'Eloge de la folie alors qu'il allait d'Italie en Angleterre, pour rendre visite à son ami Thomas More.
- Le Thomas More de l'Utopie ?
- Le Thomas More de l'Utopie ! Il s'ennuyait sans doute un peu sur son cheval et pour se distraire il a eu l'idée de faire parler la folie. Au fond, cet Eloge de la folie, dédicacé à Thomas More, c'est un peu comme la boîte de chocolat ou le bouquet de fleur que l'on apporte en cadeau à celui qui vous a invité.
- Et de quoi elle parle cette boîte de chocolat ? Qu'est-ce qu'il dit l' Erasmus Desiderius ?
- Officiellement il ne dit rien puisque c'est la folie qui se présente et qui fait son propre éloge.
Toute l'astuce d' Erasme est là et le texte entier fonctionne sur le principe de l'antiphrase : puisque c'est la folie qui parle, elle dit forcément le contraire de ce que disent les gens sages.
- Oui, oui, je me souviens ! Tu as déjà expliqué ce que c'est que l'antiphrase. Cela veut dire que pour retrouver la vraie pensée d'Erasme il faut inverser les propos de la folie. Et c'est vachement astucieux parce que, comme cela, les éventuels censeurs en sont pour leurs frais . Vous avez dit que les rois sont des idiots et le pape un imbécile : prison, pendaison ! - Non, non, c'est pas moi qui l'ai dit, c'est la folie ! - Ah bon ? alors bonbons!
Trop facile le coup de l'antiphrase !

- Pas avec Erasme ! Parce qu'il joue constamment avec les procédés rhétoriques et ... nos nerfs ! C'est d'ailleurs à mon avis ce qui rend la lecture de l' Eloge à la fois difficile et passionnante : il faut tout décoder en permanence. Réfléchir, s'interroger, douter, se poser des questions.
Un exemple : quand la folie affirme qu'en temps de guerre, "quand s'affrontent les armées bardées de fer quand éclate le chant rauque des trompettes, à quoi seraient bons, je vous prie ces sages épuisés par l' étude, au sang pauvre et refroidi qui n'ont que le souffle ? On a besoin alors d'hommes gros et gras, qui réfléchissent peu et aillent de l'avant. (..) La noble guerre est faite par des parasites, des entremetteurs, des larrons, des brigands, des rustres, des imbéciles, des débiteurs insolvables, en somme par le rebut de la société, et nullement par des philosophes veillant sous la lampe.", on comprend vite que derrière la folie, c'est le pacifisme d'Erasme qui s'exprime, mais s'exprime aussi sans doute sa rage contre l'inefficacité, l'inutilité des philosophes et de la philosophie. Plus loin la folie s'en prend à Socrate "qui, tandis qu'il mesurait mathématiquement les pattes de la puce, observait le bourdonnement du moucheron, n'a rien compris à l'ordinaire de l'existence ", à Platon dont elle rappelle la maxime sur les rois-philosophes avant d'ajouter : "Si vous consultez l' Histoire, vous verrez, au contraire que le pire gouvernement fut toujours celui d'un homme frotté de philosophie ou de littérature. ". Là, on hésite un peu; on se demande ce que pense vraiment Erasme de Socrate et de Platon ? Erasme antiplatonicien ?
- Pas la peine de faire ta fine mouche : rien ne te ferait plus plaisir !
- Pas faux ! En tout cas, avec la folie, ce qui est certain c'est que chacun en prend pour son grade, les militaires comme les philosophes (les "stoïciennes grenouilles "en particulier ) les marchands comme les grammairiens, les poètes, les rhéteurs, les princes comme les théologiens !
- Plutôt dangereux de s'en prendre aux théologiens.
- Sans doute, mais la folie - et elles seule - peut se permettre d'écrire : "Le péché, disent-ils, est moindre de massacrer mille hommes que de coudre le soulier d'un pauvre le dimanche. Il serait plutôt permis de laisser périr l'univers entier, avec tout ce qu'il contient, que de dire un tout petit mensonge, si léger fût-il. " Une fois encore, à relire ce texte à la lumière d'aujourd'hui, je me dis qu'il suffirait de remplacer "théologiens" par "intégristes" pour que le texte ait l'air d'avoir été écrit ce matin même.
- Ben faut croire que depuis le XVIe siècle, le monde ne s'est pas vraiment amélioré.
- Non vraiment pas ! Juste encore un truc avant d'aller faire la fête puisque c'est carnaval : un autre livre à lire ...
- Avant ou après l'Eloge de la folie ?
- Avant, après, ça n'a pas d'importance . Tu verras, la biographie que Stefan Zweig a consacré à Erasme est doublement passionnante : elle est passionnante parce qu'elle fait connaître Erasme, sans jamais ennuyer. Et elle est passionnante parce qu'elle fait connaître Stefan Zweig qui visiblement retrouvait dans les idées d'Erasme ses propres idées. Ils ont, à des époques différentes, cru aux même idéaux, mené les même combats...
- En vain ...
- Peut-être pas !

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