09 mai 2008

Thomas More (suite et fin)

- Tu fais quoi, là ? Tu t'arrêtes quasi au milieu d'une phrase, tu disparais, ensuite tu nous balances une image sans commentaire. C'est n'importe quoi !
- Euh...
- T'as intérêt à te rattraper, fissa. Sinon..
- Sinon quoi ? Des menaces ?
- Bon, ça va. Pas la peine de se quereller. Reprends tes esprits ! Je t'écoute ....
- ...
- Alors ?
- Et bien j'essaie de rassembler mes esprits ! Vois tu, Thomas More est un type plutôt sympathique, fortement campé sur ses positions certes, mais au fond, un humaniste, un vrai, c'est à dire quelqu'un qui considère qu'il n'y a rien de plus important que l'Homme, mais aussi que les hommes dans leur ensemble ont encore une marge de progression considérable.
- Marge de progression... tu te mets à parler comme un commercial maintenant!
- Pour les aider à progresser ...
- Il m'a même pas entendu !
- ... il faut à la fois leur montrer leurs erreurs et leur montrer ce à quoi ils peuvent parvenir, le tout en douceur, avec finesse, pour éviter de les braquer. En les amusant, si possible et en les faisant rêver. Et c'est la raison pour laquelle Thomas More a écrit Utopia, la raison pour laquelle il a imaginé une île divisée en cinquante quatre cités où tout est organisé, agencé, réglé selon des principes qui doivent permettre à chacun de vivre dans le meilleur des mondes.
- Plutôt sympa non ?
- Sympa ? Certainement pas, car avec les meilleures intentions du monde les utopistes finissent toujours par inventer le pire des mondes totalitaires. Au sens premier du terme c'est à dire en prétendant englober la totalité des éléments d'un ensemble donné. Or cet ensemble est un ensemble humain, pas un ensemble mathématique. Tu vois, ce qui est très énervant chez les utopistes c'est que la plupart d'entre eux croient absolument bien faire mais ils finissent tous par décider non seulement de la forme de la ville mais de l'agencement de chaque maison, et de l'organisation de la vie de chaque individu à l'intérieur de la maison : lever à telle heure, au boulot à telle heure, repas à telle heure, copulation à telle heure ...
- copu...quoi ?
- copulation; oui, on ne copule que quand le gouvernement le décide et avec qui le gouvernement décide ! De toute façon, à partir du moment où le gouvernement a déterminé comment je dois m'habiller et ce qu'il doit y avoir dans mon asiette , il peut aussi bien déterminer qui il y aura dans mon lit.
- Dis, tu n'exagères pas un peu ?
- A peine vraiment ! Oh, je reconnais que Thomas More n'est pas le pire mais curieusement tous les utopistes, s'amusent à imaginer leur cité idéale dans les moindres détails : la couleur des vêtements ou celle des rideaux, la forme des maison, la largeur des rues.... aussi bien que l'organisation sociale ou politique. Une obsession du détail pour le moins curieuse.
- Un trop plein d'imagination peut-être ?
- Psychopathie maniaque plutôt ! Comme leur obsession taxinomique ! Tout et surtout tout le monde est classé, rangé, ordonné; hommes, femmes, enfants, gros, maigres, guerriers, prêtres, producteurs. A chacun son statut, sa tâche, son emploi, sa place.
- A chacun son emploi, ça ferait un bon slogan pour aujourd'hui !
- Sans doute et te voilà désigné pour la pêche au crabe en Alaska .
- Comme dans le livre de Ian Levison ? Ah! non !
- Tiens ! Tu commences à trouver ça moins drôle. Et tu vas bientôt rejoindre mon point de vue : tant qu'elles restent à l'état littéraire, les utopies sont passionnantes. Ce sont de formidables machines à faire réfléchir. Sur l'état de notre société, sur les possibilités de l'améliorer. Mais il ne faut surtout pas qu'elles quittent les étagères des bibliothèques sous peine de ressembler à nos pires cauchemars ! Est-ce que je t'ai déjà parlé de W ou le souvenir d'enfance de Perec ? Ce n'est peut-être pas son livre le plus connu mais, à mes yeux, c'est son oeuvre majeure. Un livre un peu bizarre qui raconte deux histoires à la fois et au début on ne sait pas très bien comment le lire parce que l'on passe d'un chapitre en italique à un chapitre en caractères droits, on alterne souvenirs d'enfance d'un côté et l'histoire d'une île au bout du monde conçue sur le principe de l'Olympisme, superbe idéal s'il en est. Mais il y a, dans les deux récits alternés comme un grain de sable et en même temps que l'on découvre ce qu'a vécu Perec enfant, on voit le bel idéal olympique dégénérer peu à peu jusqu'à se transformer en camp de concentration, puis en camp d'extermination comme celui dans lequel la mère du petit Georges a été exterminée, elle qui, raflée à Drancy, était partie dans le dernier convoi pour Auschwitz. Il y a aussi un vieux roman de Jules Verne que j'aime bien : ça s'appelle les Naufragés du Jonathan. Un bateau fait naufrage au large du Cap Horn, les rescapés abordent sur une île, aidé par un personnage réfugié sur cette île, un anarchiste pour qui il n'est ni Dieu ni roi. Une sociéte se constitue, mais quoi qu'en ait le vieil anarchiste, des formes de pouvoir réapparaissent sans cesse, de façon plus ou moins insidieuse.
- Et ça se termine mal bien entendu ?
- Bien entendu.
- Alors, je fais quoi ? Je lis Tomas More ? ou je le lis pas ?
- Tu le lis, et dans la foulée, tu relis la République de Platon, et le passage sur l'Abbaye de Thélème dans Gargantua...
- Parceque Rabelais aussi a donné dans l'utopie ?
- Et La Cité d'or de Campanella - bien que celle-ci avec sa cité aux sept murailles sur lesquelles est inscrit tout le savoir de l'humanité, j'ai un petit faible pour elle. Relis aussi le passage sur Eldorado dans Candide, et puis la Nouvelle Atlantide de Bacon, et Télémaque de Fénelon, et Saint-Simon et Fourrier et Proudhon ....
- Arrête ! Tu vas me faire mourir d'indigestion.
- Mais non, c'était juste pour te dire que la tentation utopiste, c'est comme le chiendent. Impossible de s'en débarrasser. Bien que... depuis... 1948, Orwell...
- Tu veux dire 1984.
- 1984 publié en 1948. Ah oui, et surtout n'oublie pas Le Meilleur des mondes d'Aldous Huxley. Il me semble que depuis ces deux derniers auteurs, peut-être aussi depuis les dernières horreurs totalitaires, on s'est un peu calmé du côté des utopies. Le mythe de l'homme nouveau semble avoir pris un coup. Provisoirement....
- Pourtant, il faut bien continuer de rêver d'un monde meilleur !
- Je ne crois pas. Mais améliorer celui-ci, ça oui !

2 commentaires:

Anonyme a dit…

Je vous rejoins sur W ou le souvenir d'enfance qui, de par son rythme, l'entrecroisement des 2 textes, la discrétion et la puissance de son propos est une oeuvre majeure... Je crois d'ailleurs que je vous dois cette découverte...

Pour ce qui est de rêver et concevoir un monde meilleur, ne pensez-vous pas que si les écrivains ne le font plus, ce sont les sectes de tous poils qui prennent le relai (sans qualité littéraire ni sens de la mesure...)

Si je ne suis pas très "client" (désolé pour le terme qui trahit la formation "commerciale" dont vous êtes en partie responsable - et pour laquelle je vous suis reconnaissant ;op ) de ces utopies, elles sont indispensables pour une grande partie de la population (que véhiculent la publicité et la presse people hormis une utopie moderne ?)

ND a dit…

Bonjour Jérôme

Que les hommes aient besoin de rêver, j'en conviens. Que la littérature - et le cinéma, l'art en général leur permette de rêver, je m'en réjouis.
Ce qui me fait peur c'est le passage à l'acte, directement de l'utopie à la réalité.
J'aimerais mieux que les hommes aient des projets, moins absolus, moins extrêmes et qu'ils aient le sentiment de pouvoir oeuvrer à leur réalisation. Ne pas tourner le dos à la réalité mais la regarder en face. Bien qu'il y ait des matins où l'envie d'éteindre la radio et de replier les journaux soit très grande !

Ceci dit, un prénom ce n'est pas assez pour vous identifier... un e-mail peut-être ?