03 juin 2008

L'os et la moelle


- Alors, Gargantua, tu l'as lu ?
- Un peu oui !
- Et ?
- Ben je ne savais pas que c'était aussi ... cochon !
- Forcément ! Dans les manuels scolaires on ne donne que des extraits soigneusement triés, expurgés et disons le franchement censurés. Comment veux-tu apprécier un auteur de cette façon ? On essaye de te mettre l'eau à la bouche, mais on te présente les morceaux les plus fades, les plus insipides ; du coup tu trouves (peut-être ! ) que c'est intéressant, mais sacrément ennuyeux ! Et tu en restes là. Et tu gardes le souvenir d'un texte édulcoré et d'un Rabelais gentillet. Alors qu'en réalité il attaque fort ! astucieusement mais fort ! Et surtout intelligemment parce que les bouffonneries de certains chapitres ne sont là que pour masquer les observations très critiques de Rabelais sur la religion, la situation politique et la gestion des affaires.

Le procédé est peut-être vieux comme le monde, mais il n'a jamais été aussi bien théorisé que par Rabelais ! Tu as lu attentivement le prologue n'est-ce pas ?
- Attentivement ? Je l'ai lu.
- Tu te souviens des Silènes, ces petites boîtes à médicaments ?
- ?
- Et de Socrate ?
- ?
- Et de l'os à moelle ?
- Ah, oui : l'os à moelle !
- Et bien, d'une image l'autre, Rabelais ne dit qu'une seule et même chose. Et c'est la clef de toute lecture : il y a la lettre et puis l'esprit. Il y a les mots, les personnages, l'intrigue.... dont tu te divertis et puis il y a le sens, plus ou moins caché dont tu te nourris.
- Quelque chose comme le premier et le second degré ?
- A peu près. Si tu te contentes de lire une histoire sans te demander ce qu'elle signifie, ce n'est pas la peine de lire. Autant enfiler des perles ou peigner la girafe !
- C'est pas un peu "prise de tête" ta méthode ?
- Bien sûr, mais à l'intérieur du crâne tu as quoi ? Du fromage blanc ? Non, comme tout humain normalement constitué, tu as un cerveau et ce qui est bien avec le cerveau, c'est que plus tu t'en sers, mieux il fonctionne. Dans son prologue, Rabelais ne demande rien d'autre.

"A l'exemple de ce chien, il vous convient d'avoir, légers à la poursuite et hardis à l'attaque, le discernement de humer, sentir et apprécier ces beaux livres de haute graisse; puis, par une lecture attentive et une réflexion assidue, rompre l'os et sucer la substantifique moelle [ ...] avec le ferme espoir de devenir avisés et vertueux grâce à cette lecture [...]"

- Si je te comprends bien, en lisant Rabelais, je suis tombé sur un os ! ah! ah!
- Un os, oui mais quel os ! Puisque des siècles plus tard, des tas de gens s'en nourrissent encore. Quant aux censeurs et autres empêcheurs, ils se sont cassés les dents sur les litanies bachiques ou sur l'interminable liste des torche-culs !
- Il faut reconnaître que ton Rabelais avait pas mal de vocabulaire.
- Et beaucoup d'imagination ! Deux mots encore si tu veux bien...
- Je veux bien, mais deux mots ... ça m'étonnerait. Deux phrases au moins ou deux paragraphes !
- Et bien, il me semble que ce prologue du Gargantua est un texte capital parce qu'il permet de comprendre la différence entre littérature et philosophie.
- Dis toujours...
- Voilà : un texte philosophique te propose directement des idées, des concepts, voire un système; il parle directement à ton intelligence, mais - à mon goût en tout cas - de façon un peu abrupte, un peu sèche parce que trop abstraite. Le texte littéraire te propose la même chose, mais la pensée de l'auteur s'incarne dans des personnages, des situations qu'il appartient au lecteur de décoder. Il y a dans la philosophie, quelque chose de très cérébral, alors que la littérature passe d'abord par l'image, la visualisation. La philosophie n'est pas supérieure à la littérature, la littérature n'est pas supérieure à la philosophie : elles s'adressent simplement à des lecteurs différents. Dans le domaine alimentaire, il y a ceux qui n'aiment que les sucreries, et ceux qui raffolent de mets épicés ou salés, ou acides...
- Sans compter ceux qui aiment le mélange du sucre et du sel ! Et ton deuxième "mot" ?
- Le principe de l'os que l'on ronge et de la moëlle dont on se nourrit, ce principe qui consiste a dissimuler les propos les plus audacieux derrière des plaisanteries plus ou moins fines a permis à bien des écrivains des siècles suivants d' échapper à la prison et de rester en vie.
- Tu penses à qui ?
- Aux libertins par exemples.
- Ton prochain billet ?
- Sans doute ....

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