21 septembre 2009

Pour en finir avec les libertins !

- En finir ? Vraiment ? Tu as de drôles d'expressions ! Je croyais que tu les aimais bien ...
- Mais non ! Mais oui !
- Ben, c'est oui ou c'est non ?
- C'est oui, je les aime bien. C'est non, je ne veux certainement pas les liquider ni les exterminer, loin de là ! J'ai juste envie d'avancer, de passer à autre chose. Et tu me réclamais des "classiques", vraiment "classiques". Alors voilà ! Molière, ça te va ?
- L'auteur du Bourgeois Gentilhomme, de l'Avare, du Malade imaginaire ?
- Et surtout de Tartuffe, du Misanthrope et de Dom Juan !
- Le grand Molière ! Et tu le classes parmi les libertins ?
- Libre penseur, certainement ! Athée ? Je n'en jurerai pas car je crois bien que, pour vivre et faire vivre sa troupe, il a dû faire pas mal de compromis et tourner sa plume 7 fois dans son encrier avant d'écrire. Ce qui ne l'a pas empêché d'être à l'occasion censuré et de voir son Tartuffe interdit de représentation. Mais il s'est bien vengé, car, pour donner du boulot à ses comédiens - tu n'oublies pas qu'il était directeur de théâtre - il profite de cet arrêt forcé pour écrire et mettre en scène Dom Juan. Et Dom Juan lui est libertin. Dans tous les sens du terme.
- Liberté sexuelle et ...
- Liberté morale et intellectuelle. Ou plutôt sa liberté intellectuelle le pousse à remettre en question la morale, en l'occurrence les moeurs de ses contemporains.
- Ce n'est pas ce que fait Molière dans toutes ses pièces ?
- Si, mais là, il pousse le bouchon un peu plus loin. Ce sont tous les verrous de la société qu'il fait sauter : la famille, le travail, l'argent, la religion ! Ce "méchant homme" ne respecte rien, ni son père, ni son épouse Elvire, ni ceux qui sont contraints de travailler pour vivre...
- Tu parles de M. Dimanche, son créancier ?
- Tu ne trouves pas que c'est une des scènes les plus cruelles ?
- Et les plus drôles aussi !
- Et voilà ! Avec Molière, on rit de ce qui devrait nous consterner ! Ce qui donne raison une fois de plus à Musset.
- A Musset ?
- Oui, tu sais bien, le grand poète romantique, l'amant de Goerge Sand, l'auteur de Lorenzaccio... Celui qui écrit tout un poème pour parler du théâtre de Molière :

"J'étais seul, l'autre soir, au Théâtre-Français,
Ou presque seul; l'auteur n'avait pas grand succès.
Ce n'était que Molière [...]
Quel grand et vrai savoir des choses de ce monde,
Quelle mâle gaîté, si triste et si profonde
Que, lorsqu'on vient d'en rire, on devrait en pleurer. "

- Pleurer est peut-être excessif, non ?
- Pas pour un romantique comme Musset qui a passé sa vie à pleurer (et à aimer ses larmes ! )
Toujours est-il qu'il y a dans les pièces de Molière et en particulier dans Dom Juan bien des vérités qui dérangent. Et qui auraient dû faire réfléchir ceux-là mêmes qui applaudissaient la pièce.
- Qui auraient dû ? Au passé ?
- Qui auraient dû et qui devraient. Le théâtre de Molière est universel bien sûr, et ce qu'il dit est valable en tous lieux et en tous temps. La scène avec les deux paysannes, avec Monsieur Dimanche ? mépris des grands pour les petits, des riches pour les pauvres. La scène avec Elvire, avec son père ? mépris encore et hypocrisie.
- Mais je croyais qu'avec Tartuffe Molière avait jeté tous son venin contre les hypocrites. Et que c'est la raison pour laquelle la pièce avait été interdite.
- Effectivement ! Alors, au lieu d'attaquer de front l'hypocrisie religieuse, il s'en prend à l'hypocrisie en général, principal outil de la réussite sociale comme le montre la scène entre Dom Juan et son père, tout en mettant l'accent sur le comique qui dans certaines scènes relève de la farce.
- Et la religion dans tout ça ?
- C'est sur ce point que Molière est grandiose : Dom Juan n'a pas affaire à la religion directement mais à la superstition, à la crédulité de son valet qu'il est facile de railler. Sganarelle est un raisonneur qui raisonne mal, Dom Juan est un rationaliste : "Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit." Ensuite Dom Juan n'a pas affaire à Dieu directement mais au Commandeur, une statue de marbre, un spectre supposé incarner la vengeance humaine autant que la justice divine. Confrontée à la "surprenante merveille de cette statue mouvante et parlante", Dom Juan ne s'émeut en rien : "Il y a bien quelque chose là dedans que je ne comprends pas; mais quoi que ce puisse être, cela n'est pas capable ni de convaincre mon esprit, ni d'ébranler mon âme". Ce n'est pas tout à fait une profession d'athéïsme, mais certainement d'agnosticisme.
- Ag-nos-ti-cisme ?
- Les agnostiques considèrent que ce qui ne relève pas du domaine de l'expérience est inconnaissable. Autrement dit, comme ils ne peuvent ni prouver que Dieu existe, ni prouver qu'il n'existe pas, ils s'abstiennent de prendre position.
- Comme ceux qui ne vont pas voter.
- Mmmmh... si tu veux.... au moins les agnostiques s'abstiennent de taper sur leurs voisins pour essayer de les convaincre, et de les trucider quand ils ne se laissent pas convaincre.
- Tu as une de ces façon de concevoir la religion ! Un peu brutale non ?
- Quoi ? Qu'est-ce qui est "brutale" ? Ma conception ou la religion ?
- Bon, laisse tomber !
-
- Alors Dom Juan ?
-
- Allez !
- Et bien il est foudroyé !
- Puni donc.
- Non, juste foudroyé, comme Prométhée. Regarde : avant dernière scène, le spectre change de forme, d'abord une femme voilée (Elvire en deuil ? ) et puis le Temps avec sa faux (la mort).
C'est la mort que Dom Juan affronte sans ciller : "Non, non, rien n'est capable de m'imprimer de la terreur, et je veux éprouver avec mon épée si c'est un corps ou un esprit."
- La connaissance par l'expérience, c'est ça ?
- Oui et la dernière scène :

La Statue
- Arrêtez, Dom Juan : vous m'avez hier donné parole de venir manger avec moi.
Dom Juan
- Oui. Où faut-il aller ?
La Statue

-Donnez-moi la main

Dom Juan
- La voilà
Tu as vu ? Pas un frémissement ! Pas un tremblement ! Tu te souviens ? Dans le Prométhée enchaÎné d'Eschyle, c'est exactement la même chose.
- Prométhée, Dom Juan, même combat !
- Absolument ! D'ailleurs on n'a pas parlé de la scène avec le pauvre...
- Celle où Dom Juan veut donner un louis d'or au pauvre à condition qu'il jure...
- Mais le pauvre refuse
- Et Dom Juan finit par lui donner la pièce en disant : "Va, va, je te le donne pour l'amour de l'humanité. L'humanité ! Comme Prométhée te dis-je.
- Pour moi c'est plutôt du dépit de la part de Dom Juan.
- N'empêche que dans la scène suivant il se porte spontanément au secours d'un homme attaqué par trois autres ! Humanité encore. Le service des hommes plutôt que celui de Dieu.
- Tu n'exagères pas un peu. Parce que des hommes, il ne fait pas si grand cas, et des femmes encore moins.
- C'est vrai, tu as raison.... Mais avoue que le Dom Juan de Molière est un personnage suffisamment complexe pour qu'on ait envie de relire ou de revoir la pièce. Et que le libertinage morale du personnage se double bien d'un libertinage intellectuel.
- Mettons ... d'un soupçon de libertinage
- Ce qui, pour l'époque, était déjà pas mal !

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