15 décembre 2009

Codes et rituels


"Les Japonais sont d'autant plus déroutants qu'ils nous sont a priori, proches par leur modernité [...] Et c'est précisément en cela que l'appréhension d'équilibres sociaux et de cohérences mentales différents est difficile."


Au fil du voyage, les impressions d'abord floues ? fragiles ? fugaces ? fumeuses peut-être ? se précisent. Reste l'éternelle question des mots à trouver pour essayer de traduire ce qui est ressenti sans être encore tout à fait compris.

Polie. Comme les galets polis par les vagues dont les formes arrondies et lisses, si lisses, séduisent l'oeil autant que la main.
La société japonaise est polie.
Polie comme un enfant bien élevé pour qui les règles de politesse sont une seconde nature. La société japonaise est polie.
Polie et policée comme un pays de très vieille culture, un pays dont les moeurs sont adoucis par la civilisation.
La pensée n'est pas originale. Un cliché de plus.

"Rarement un peuple aura suscité autant de clichés et de poncifs. Aussi, en arrivant dans l'archipel, faudra-t-il commencer par se vider la tête. "


C'est vrai. Mais à peine effacé, le cliché resurgit. En circulant sans heurt et sans bousculade dans les rues ou les couloirs du métro, en faisant la queue pour prendre un bus, en entrant dans un magasin.... c'est bien cette impression de polissage qui s'impose. Employés affables, contrôleurs courtois, passants aimables... J'en fais trop ? Même pas !

Imaginez le carrefour le plus connu de Tokyo, celui de Shibuya. Lorsque le feu passe au vert, les foules massées aux quatre coins démarrent en même temps et voici ce que cela donne.


J'ai traversé plusieurs fois, pour essayer de comprendre d'où vient cette aisance, cette fluidité. Même sous les parapluies, les passants passent, se faufilent, s'entrecroisent sans se heurter.

Inutile de "chicailler" sur l'inné et l'acquis. Les Japonais ne sont pas naturellement bons, n'en déplaise à Rousseau. Pas plus que nous. S'ils sont polis, courtois c'est par éducation. Parce que depuis l'enfance ils ont appris règles et codes qui permettent à la société japonaise de fonctionner sans heurt apparent.

Un exemple facile : le code des chaussures !
Un Japonais qui se respecte sait parfaitement où et quand il doit se déchausser : à l'entrée d'un temple, à l'entrée d'une maison, à l'entrée d'un ryokan. Des panneaux le rappellent à l'étranger de passage, qui entre la pierre et le bois ne sait où poser le pied. Pierre = chaussure d'extérieur; bois = chaussures d'intérieur. Mais à l'intérieur d'un ryokan tout se complique lorsqu'apparaît une nouvelle démarcation : bois /tatamis. Je laisserai donc mes tongs à l'extérieur de ma chambre et marcherai sur mes chaussettes. Facile ... tant que je ne me dirige pas vers les toilettes, car alors il me faudra remettre les tongs pour circuler dans les couloirs, les quitter devant la porte des toilettes, pour en enfiler une autre paire (rose pour les dames, bleu pour les hommes), et refaire toutes les manoeuvres dans le sens inverse au retour. Inévitablement on s'emmêle les pieds dans les tongs et l'on se retrouve avec la mauvaise paire de chaussure au mauvais endroit. Navré d'être aussi peu concentré sur une affaire aussi grave ? Pas vraiment car c'est plutôt le fou-rire qui prend le dessus, fou-rire devant notre incapacité à mémoriser un code aussi simple, fou-rire devant un rituel dont on ne comprend pas vraiment le sens.
A quoi riment ces histoires de maniaque ? D'abord à des notions d'hygiène c'est évident. Mais au-delà de l'hygiène, c'est, je crois, une façon de distinguer le dedans du dehors, le domaine privé, voire intime du domaine public et quand il s'agit de temple, le sacré du temporel, le pur de l'impur....
Tout ça pour des godasses ? Ce n'est pas impossible, bien qu'aux yeux des Occidentaux la rigueur du code passe pour rigidité mentale, et les habitudes pour archaïsmes.

Si, en apparence du moins la société japonaise, cultive avec autant d'aisance cette "intelligence à vivre ensemble" que nous avons tant de mal à pratiquer dans nos sociétés occidentales, c'est peut-être parce elle accorde moins d'importance à l'individu qu'à la collectivité. Pas de survalorisation du moi, mais une attention extrême accordée à autrui. C'est en tout cas ce que j'ai cru comprendre.

Et depuis je m'interroge. Comment trouver le bon équilibre entre les droits de l'individu, et le respect des autres. Comment concilier les impératifs de la vie en société et l'épanouissement du moi.
La prééminence du collectif entraîne-t-elle nécessairement la frustration de l'individu, l'aliénation du moi ?
L'individualisme forcené des sociétés occidentales est-il compatible avec l'harmonie sociale ?
Les droits de l'homme n'ont-ils pas été parfois confondus avec les droits de l'individu ?
Comment pour un Occidental admettre de se ranger à l'opinion publique sans jamais exprimer son opinion personnelle ?

Tout ça pour des godasses ?
Pour des godasses et pour bien d'autres petites observations accumulées au cours du voyage, qui finissent par entraîner une foultitude de questions pour le moment sans réponse, de remises en question.
Voyager au Japon, voyager tout court n'a d'intérêt que si cela permet de chambouler nos propres évidences.

"Le caractère contingent de notre modernité : voilà ce que le Japon nous permet d'entrevoir."

Les citations sont extraites du livre de Philippe Pons et Pierre-François Souyri, Le Japon des Japonais, Editions Liana Levi.

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