06 septembre 2010

Le grand projet encyclopédique

- On commence par quoi pour le XVIIIe siècle ? Voltaire ou Rousseau ?
- Ni l'un ni l'autre : Diderot !
- Diderot ? Vraiment ? Tu crois qu'il fait le poids à côté des deux autres ?
- Absolument ! Ne serait-ce que parce qu'il a un petit quelque chose de plus que les deux autres : écrivain, philosophe et ... encyclopédiste !
- Un petit quelque chose en moins aussi : il n'a pas d'adjectif attaché à son nom ! Les partisans de Voltaire sont voltairiens, ceux de Rousseau sont rousseauistes, et les admirateurs de Diderot, comment les appelle-t-on ? Il n'a pas d'admirateurs ?
- Raison de plus pour s'intéresser à lui. Pendant que Voltaire et Rousseau se traitaient de tous les noms d'oiseaux, Diderot cent fois sur le métier remettait son ouvrage, moins soucieux de sa gloire que de l'instruction du public.
- Ouille ! Je crains le pire... Tu vas encore me parler d'é-du-ca-tion !
- Evidemment ! Tu connais une meilleure cause, toi ?
- Certainement pas ! Aucune objection votre honneur. Je connais les slogans par coeur : L'instruction pour tous. Seule l'éducation pourra faire avancer l'humanité. Instruisons, éduquons, il en restera toujours quelque chose ! Et ... et je suis d'accord avec toi puisque je frétille d'impatience à l'idée de t'écouter !
- Diderot donc, né un an après Rousseau, mort la même année que Voltaire !
- Ah, quand même ! Tu ne les sépare pas...
- Vers 1747 - il avait donc...
- ?
- 34 ans. Il est sollicité par l' éditeur Le Breton pour traduire une encyclopédie anglaise parue en 1728. Cyclopedia or Universal Dictionary of Arts and sciences et assez vite, sous sa direction, le projet devient beaucoup plus important. Immensément important : il y a consacré 25 ans de sa vie, a travaillé avec une véritable armée de collaborateurs ...
- parmi lesquels Voltaire, Rousseau ...
- oui mais aussi le chevalier de Jaucour, D'Alembert, le baron d'Holbach...
- tous des "de", des aristos ?
- pas seulement! Il y avait aussi des bourgeois et même des artisans. Des étrangers aussi. Une armée te dis-je : plus de 150 personnes toutes engagées dans la diffusion du savoir. Parce que l'Encyclopédie c'est avant tout une grande entreprise de vulgarisation.
- Vulgarisation, vulgaire ... je croyais que les vrais scientifiques tordaient un peu le nez devant le mot.
- Les pédants peut-être ! Vulgariser une connaissance c'est tout simplement la mettre à la portée des gens ordinaires, du commun des mortels, vulgus en latin ! C'est permettre à tout un chacun de mieux comprendre comment fonctionne le monde. Tiens, voilà ce que Diderot écrivait dans le prospectus destiné à trouver des souscripteurs pour financer le projet.
« Le but d'une encyclopédie est de rassembler les connaissances éparses sur la surface de la terre ; d'en exposer le système général aux hommes avec qui nous vivons, et de le transmettre aux hommes qui viendront après nous; afin que les travaux des siècles passés n'aient pas été inutiles pour les siècles qui succèderont; que nos neveux devenant plus instruits, deviennent en même temps plus vertueux et plus heureux; et que nous ne mourions pas sans avoir bien mérité du genre humain »
- Dis donc, ça ressemble pas à de la globalisation, ce projet encylopédique ?
- Ooooops ! laisse tomber ce jargon ! Globalisation est un mot fourre-tout, un mot qu'on met à toutes les sauces.
- Pourtant "rassembler les connaissances éparses sur la surface de la terre", c'est bien un projet "global", non ?
- "universel" plutôt, puisqu'il s'agit de transmettre les travaux des siècles passés aux hommes du présent et du futur. Un projet universel, à la différence d'un projet global, a une double dimension : spatiale et temporelle !
- Diderot est donc un universalistes, pas un globaliste.
- En effet. C'est quelqu'un qui s'adresse à tous les êtres humains, sans distinction.
- Et ses neveux ? Qu'est-ce qu'ils viennent faire là ?
- Ah, ces neveux .... plus instruits, plus vertueux, plus heureux .... Ils viennent compliquer l'histoire. Par "neveux" Diderot entend les générations à venir et il suppose...
- Que la vertu et le bonheur sont proportionnels à l'instruction. C'est un peu gros non ? Parce que je connais moi, des tas de gens très diplômés qui ne sont pas très vertueux, et des tas de gens qui n'ont pas de diplômes et n'ont pas l'air malheureux pour autant !
- Sans doute ! Et il n'est pas question de faire des statistiques. Le mot important dans la phrase de Diderot, c'est l'adverbe de comparaison "plus", qui suggère l'idée d'une progression de l'humanité vers le Bien et vers le Bonheur. Tu vois, on retrouve les majuscules chères à Platon et aux philosophes de l'Antiquité. Comme la plupart des philosophes du XVIIIe siècle, Diderot était persuadé que l'instruction était un facteur de progrès pour l'humanité.
- De progrès technique peut-être, mais progrès moral ?
- Pour Diderot, en tout cas, l'un ne va pas sans l'autre.
- Et pour toi ?
- Et bien, ça se discute ...
- Tu n'as pas l'air de trop y croire.
- Mais si, mais si ! Mais on est encore loin du compte. Et il y a encore beaucoup, beaucoup de progrès à faire en matière d'éducation. Alors, comment juger des résultats quand la tâche est à peine commencée. 20% de la population mondiale est toujours analphabète! Et maîtriser l'alphabet, ce n'est que le premier pas sur un chemin qui n'en finit jamais, celui de l'acquisition des connaissances et de la réflexion critique. La réflexion critique surtout !
- Allez, on revient à l'encyclopédie parce sinon, que tu vas finir par faire "vieux jargeot" !
- Et bien, que veux-tu savoir de plus ?
- J'en sais rien : c'est toi qui sais ! Comment il s'y est pris ? Combien de temps il lui a fallu ? Est-ce qu'il en a beaucoup vendu ?
- Voyons voir... une armée de collaborateurs, chargés de rédiger des articles en fonction de leur compétence, évidemment. Et parmi eux, des dessinateurs, car le coup de génie de Diderot c'est d'avoir utilisé le dessin pour mieux faire comprendre, le fonctionnement d'un métier à tisser par exemple. D'ailleurs la publication des volumes de planche a sauvé l'encyclopédie au moment où les attaques contre le projet avaient obtenu son interdiction.
- Parce que le projet a été attaqué ?
- Oui, et pas qu'un peu. Car l'Encyclopédie était devenue dans les mains de Diderot, une arme redoutable contre l'obscurantisme. Imagine deux armées, celle des savants, des intellectuels, bien décidés venir à bout des croyances non fondées, des superstitions, des préjugés et de l'autre côté, le clan des dévots et des bigots bien décidés à ne rien changer. Ils s'agissait pour les uns d'obtenir l'autorisation de publier et pour les autres d'empêcher toute publication. Or ceux-ci avaient souvent l'oreille du pouvoir; mais ceux-là avaient pour eux la ruse et l'appui de Malesherbes, Directeur de la Librairie ...
- C'est-à-dire ?
- Le responsable de la censure. Il ne pouvait pas tout à fait faire ce qu'il voulait, mais il avait une certaine marge de liberté, et en a usé pour dissimuler chez lui les exemplaires de l'Encyclopédie dont la destruction avait été ordonnée.
- Waouou ! Pas mal ! Et la ruse ?
- Pas mal non plus : l'astuce consistait à glisser les propos les plus litigieux, les plus susceptibles d'attirer les foudres des censeurs, dans des articles apparemment anodins et de rédiger de façon anodine les articles les plus litigieux.
- Par exemple ?
- La critique la plus virulente sur les ordres religieux ne se trouve ni à "Capucin", ni à "Cordelier" mais à "Capuchon" auquel le précédent renvoie. Les propos les plus durs contre les superstitions sont dissimulés dans l'article sur "Agnus Scythicus", une plante ordinaire à laquelle on prêtait toutes sortes de pouvoirs miraculeux.
- Et ça a marché ?
- En partie oui, puisqu'au bout de 20 ans d'efforts acharnés 17 volumes de textes ont finalement été publiés ainsi que 10 volumes de planches; 24000 exemplaires ...
- Je suppose que pour l'époque, ça faisait beaucoup ?
- Sans doute, sans doute.
- Mais ?
- Mais il est difficile de mesurer l'impact de l'Encyclopédie sur les gens du XVIIIe siècle.
- Evidemment, sans Médiamétrie ... !
- Chacun des volumes coûtait en réalité très cher et de toute façon, la plupart des gens ne savaient toujours pas lire.
- Ouh là ! Tu ne vas quand même pas me proposer de lire les 17 volumes !
- Non, mais tu pourrais lire Jacques le Fataliste.
- Combien de pages ?

Aucun commentaire: