13 juin 2011

Diderot et Jacques

- On reprend ?
- On reprend !
- Il serait temps ! J'ai cru que tu n'allais jamais t'y remettre ...
- Ah bon ?
- Ben oui, ça fait un sacré bail quand même que tu n'as pas donné de tes nouvelles.
- Vraiment ?
- Oh arrête !
- On n'a même pas commencé ! Mais à t'entendre, on croirait presque que je t'ai manqué ...
- Toi non. Mais la suite de l'histoire, un peu ! Tu m'as fait cavaler sans respirer jusqu'au XVIIIe siècle et là, tout d'un coup, tu me laisses en plan pendant presque un an ! Tu ne crois pas que tu exagères un peu.
- C'était pour te laisser reprendre ton souffle. Parce qu'il en faut pour traverser le XVIIIe ! Rien que des grosses pointures ! Voltaire, Rousseau, Montesquieu, Diderot ...
- Stop ! celui-là on l'a déjà vu non ? L'encyclopédie, tout ça ...
- Tout ça, mais pas que ça. Au fait, tu as lu Jacques le Fataliste ?
- Euh... je l'ai commencé ....
- Je vois. Mais c'est dommage.
- T'as qu'à m'expliquer pourquoi tu le trouves si passionnant ce roman. Parce que franchement, ça part un peu dans tous les sens. Il commence une histoire, s'interrompt, il en commence une autre qu'il ne finit pas, revient à la première ... Et puis ses personnages, on n' y croit pas une seconde, le valet et son maître, deux vrais pantins...
- ... dont Diderot tire les ficelles. C'est exactement cela et tu as tout compris ! La plupart des romanciers essayent de faire croire à leurs lecteurs que ce qu'ils racontent est vrai. C'est ce qu'on appelle l'illusion romanesque. Diderot, au contraire, fait tout pour casser cette illusion. Rappelle-toi le début : « Comment s’étaient-ils rencontrés ? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils ? Que vous importe ? D’où venaient-ils ? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils ? Est-ce que l’on sait où l’on va ? Que disaient-ils ? Le maître ne disait rien ; et Jacques disait que son capitaine disait que tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas était écrit là-haut. » Le récit à peine commencé est interrompu par l'intervention de l'auteur lui-même qui prend la parole pour dire : "Vous voyez lecteur, que je suis en beau chemin et qu'il ne tiendrait qu'à mois de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques en le séparant de son maître et en leur faisant courir à chacun tous les hasard qu'il me plairait. Qu'est ce qui m'empêcherait de marier le maître et de la faire cocu ? d'embarquer Jacques pour les îles ? [....]
- Plutôt énervant non ? Il prend vraiment ses lecteurs pour des imbéciles !
- Pas du tout ! Au contraire. Les personnages de toute façon n'existent pas, tu es bien d'accord. Ils ne sont que les porte-parole de l'auteur. C'est donc à cette parole qu'il faut être attentif. Brecht a peut-être inventé la distanciation théâtrale, mais la distanciation romanesque, c'est Diderot !
- Oh, ça va ! Fais pas ton pédant ! Dis-moi plutôt où Diderot veut en venir !
- A faire réfléchir les gens comme toi sur leur part de liberté.
- Comment ça leur part ?
- Oui, leur part. Jacques, le valet, a eu auparavant comme maître un capitaine qui affirmait que "tout est écrit là-haut sur un grand rouleau". Tout, c'est à dire tout ce qui nous arrive dans la vie.
- Je vois, genre : c'est pas moi qu'ai cassé le sifflet du piston de la machine à vapeur... c'était écrit là-haut.
- Si tout est écrit, tu n'es responsable de rien. Coupable de rien, mais libre de rien non plus. Ce qui, tu en conviendras, est difficile à accepter.
- Quelque chose comme le fatalisme musulman ?
- Ou le providentialisme chrétien. Oui, quelque chose comme.... Mais Diderot est athée.
- Et alors ?
- Et, bien, c'est encore plus difficile de discerner la raison de toute chose. Pourquoi agissons nous comme cela ? Quelle cause produit quel effet ? Quelle est la portée de nos actes ?
- Un peu prise de tête, non ?
- Justement non, parce que la réflexion de Diderot n'est pas abstraite, pas théorique. Elle est... illustrée ...
- ... par les personnages !
- Et c'est ce qui prouve la supériorité de la littérature sur la philosophie !
- Ah! non ! Tu ne peux pas dire cela.
- Et pourquoi pas ?
- Parce que la philo quand même ...
- Quoi, quand même ? Quand il s'agit de brasser de idées, la littérature fait aussi bien que la philo : aussi bien, mais différemment.
- Same, same but different !
- Exactement : la réflexion en philosophie passe par des notions abstraites, des concepts. En littérature elle passe par des images, des personnages. Platon d'ailleurs ne s'est pas privé d'inventer des mythes et de raconter des histoires !
- D'accord, d'accord ! Aussi bien mais différemment ! Et Diderot ?
- Et bien, Diderot est un romancier philosophique.... Et une âme sensible. Et un grand critique d'art ! Et un grand amoureux des ruines.
- Et quoi encore ?
- Rien. C'est tout pour aujourd'hui.
- T'as l'air fâché ?
- Pas du tout. Mais Diderot, c'est encore un de ces touche-à-tout impossible à faire tenir tout entier dans un tiroir.
- Dans un billet tu veux dire !
- Oui, c'est ça, dans un billet.

Aucun commentaire: