L'équilibre du monde de Rohinton Mistry n'est pas un roman drôle. Vraiment pas ! C'est un roman totalement noir, totalement désespéré et par conséquent totalement désespérant. Mais c'est un excellent roman, un de ceux que l'on n'oublie pas. Un roman indispensable pour le voyageur qui se rend pour la première fois en Inde.
C'est une grande saga qui fait se rencontrer quatre personnages : une jeune veuve qui se bat pour rester indépendante; un étudiant, fils de commerçants, venu des montagnes du Nord dont il garde la nostalgie, comme d'un symbole d'inaccessible pureté; un oncle et son neveu, que leur métier - ils sont tailleurs - ne suffit pas à protéger de la précarité et de la misère.
L'histoire se passe dans les années 70, alors que l'état d'urgence a été déclarée par Indira Gandhi, bien que celle-ci ne soit jamais nommée dans le roman, pas plus que ne sont indiqués les noms de lieux. Qu'importe, le lecteur n'a pas de mal à reconnaître la politique d'embellissement au nom de laquelle sont rasés les bidonvilles sans que l'on s'inquiète le moins du monde de reloger leurs habitants, pourtant en grande détresse. Au même moment est lancée la grande campagne pour la réduction des naissances qui aboutit à des millions de stérilisations forcées.
Pris dans la tourmente, les quatre personnages endurent, résistent, luttent pour leur survie avec l'espoir de s'en sortir un jour, d'améliorer leur situation infiniment précaire, infiniment misérable, surtout pour les deux tailleurs, puisqu'ils appartiennent à la caste des intouchables. En vain ! car ils iront en réalité de mal en pis.
Inutile de le cacher : rien ne s'arrange jamais dans ce roman dont les personnages sont trop humains pour être seulement fictifs. Comme dans les romans de Zola le réalisme l'emporte sur le romanesque. Mais le romanesque permet à l'auteur de dénoncer les aspects les plus sordides de la société indienne et en particulier le système des castes dont dépend, aux yeux de certains l'équilibre du monde. Protester, se révolter reviendrait à détruire cet équilibre. Ce que se gardent de faire même les plus opprimés, les "dalits" (les dalits ont remplacé les intouchables dans la dénomination officielle, bien que depuis la constitution de 1947, tous les Indiens soient égaux en droits !).
On peut bien sûr lire de savants essais sur l'histoire récente de l'Inde, sur les évolutions de l'économie et de la société indienne ; mais rien ne remplace un roman lorsqu'il s'agit de comprendre comment se vivent de l'intérieur ces évolutions, comment sont ressentis ces changements.
Pas drôle le roman. Mais la vie est-elle si drôle ?