24 février 2020

Christian Garin et Tanguy Viel, Travelling


Un livre écrit à deux, ce n'est ps très fréquent mais ça existe. Un récit de voyage, qui plus est un tour de monde, c'est déjà plus rare. Mais les deux écrivains , Christian Garin et Tanguy Viel, poussent le bouchon encore plus loin en décidant de tourner autour des méridiens sans jamais prendre l'avion. Pour mieux prendre conscience de l'espace et du temps. 
Un premier cargo leur permet  rejoindre N-Y, et c'est en voiture qu'ils traversent les traversent les Etats-Unis de la côte Est à la Côte Ouest, de là un deuxième cargo les emmène au Japon,  puis un ferry les conduit en Chine, la dernière partie du trajet étant effectuée à bord du transsibérien .
Voilà pour l'itinéraire.


En écrivains expérimentés, les deux auteurs s'efforcent de varier les formes d'écriture pour ne pas lasser le lecteur. Une photo pour ponctuer chaque chapitre, fait d'observations comme il est d'usage dans ce genre de récit, mais aussi de réflexions plus ou moins profonde sur le temps qui passe différemment, sur le monde tel qu'il est, sur la littérature, sur leurs propres aspirations.

Les deux voix alternent d'un chapitre à l'autre sans qu'il soit toujours évident de distinguer l'une de l'autre. Christian Garçin est un voyageur aguerri. Tanguy Viel un peu moins. Le livre n'est pas désagréable à lire, mais ne correspond pas tout à fait à ce que j'attends d'un récit de voyage. Car les deux écrivains ne voyagent pas pour connaître, pour découvrir, ce qui demanderait beaucoup plus de temps. Non ce livre est plutôt le récit d'une expérience littéraire sur le déplacement. Très loin de l'Usage du monde, façon Nicolas Bouvier.

23 février 2020

Un Divan à Tunis


Belle, intelligente, drôle, engagée,  farfelue parfois, mais gardant les pieds sur terre, sourire craquant, tignasse en bataille, et, bien entendu, excellente actrice : Golshifteh Farahani est la première (bonne) raison d'aller voir le film de Manele Labidi.
La deuxième (tout aussi bonne) raison est le portrait que la réalisatrice fait de la Tunisie d'aujourd'hui. Son personnage principal, Selma est une jeune psychanalyste qui a décidé de venir ouvrir un cabinet à Tunis. Dans un pays où l'on parle beaucoup, mais où l'on ne dit rien, parce que la parole est toujours sous contrôle, c'est effectivement un pari fou, d'autant que, très vite, Selma se heurte aux pesanteurs administratives et à un jeune flic abusivement rigoureux.


Le film est drôle, léger, malgré quelques effets un peu trop appuyés et l'on ne s'ennuie pas une seconde. On hésite entre Kafka et Ionesco tant les situations sont parfois ridicules, absurdes, mais sans méchanceté et finalement profondément humaines.

22 février 2020

Françoise Nyssen, Plaisir et nécessité


La nomination de Françoise Nyssen comme Ministre de la culture avait réjoui les lecteurs en général et en particulier ceux de sa maison d'édition arlésienne. Son départ précipité avait fait lever un sourcil suspicieux.

Le livre qu'elle publie deux ans plus tard est, comme on peut s'y attendre un plaidoyer pro-domo, mais c'est un peu plus que cela. Françoise Nyssen rappelle bien sûr son parcours familial et professionnel, qui lui a valu sa nomination, mais montre surtout que ses méthodes de travail étaient peu compatibles avec les façons de faire des instances gouvernementales. Où l'on se soucie apparemment moins d'efficacité que de communication, moins de créativité que de procédures à respecter, moins d'engagement collectif que d'ambitions personnelles. On s'en doutait un peu, mais un témoignage "de l'intérieur" est toujours bon à prendre.

Il y a quelques années Azouz Begag, universitaire brillant et accessoirement écrivain avait été échaudé de la même manière ou peu s'en faut pas son passage en tant que ministre de l'égalité des chances et en avait rendu compte lui aussi dans un livre teinté d'amertume malgré l'humour qu'il s'efforçait de garder.

Un mouton dans la baignoire d'Azouz Begag, Plaisir et nécessité de Françoise Nyssen, deux témoignages sur la façon dont le pouvoir politique broie les individus "issus de la société civile", quels que soient par ailleurs, leur travail antérieur, leurs réalisations professionnelles.Rien de réjouissant, hélas.

21 février 2020

Queen & Slim


Ils viennent de se rencontrer, par l'intermédiaire d'un site internet. Premier rendez-vous, mais ils n'accrochent pas vraiment. Il la raccompagne en voiture et à la suite d'une erreur de conduite tout à fait mineure,  ils sont arrêtés par un flic en patrouille. Rapidement la situation dégénère, le flic sort son arme, dans la bagarre qui suit un coup est tiré :  ils n'ont d'autre solution que de prendre la fuite. Rapidement.

Le film de Melina Matsoukas met en scène la cavale de ce couple au départ bien mal assorti. Certes le sujet n'a rien d'original mais l'histoire se passe dans l'Amérique d'aujourd'hui, et les personnages ne sont pas des braqueurs, mais des citoyens ordinaires. Afro-américains ! Ce qui fait toute la différence. Le flic, lui, était "caucasien.


Queen & Slim, c'est une histoire en image, à l'esthétique très étudiée qui dit le racisme ordinaire. Mais qui a aussi le mérite de nous interroger sur les choix que les personnages ont, ou n'ont pas et sur la façon que chacun, Noir ou Blanc, a de réagir devant ces actes racistes, et la cavale qui s'ensuit :  empathie, solidarité  de "race" ou idéologique, compréhension ou rejet, voire délation, après tout leur tête a été mise à prix ! Rien n'est simple, rien n'est évident. Et le film est tout sauf banal.

20 février 2020

Percival Everett, Tout ce bleu


Un titre irrésistible ! Evidemment !



C'est l'histoire d'un peintre et de la toile immense sur laquelle il travaille depuis des années mais qu'il tient cachée aux yeux de tous.
Non.  C'est l'histoire d'un homme marié, père de famille, qui à l'occasion d'un voyage à Paris a une "aventure" avec une femme beaucoup plus jeune que lui.
Pas du tout. C'est l'histoire d'un homme qui, pour aider un ami part avec lui au Salvador et se retrouve pris dans des affaires louches au milieu d'une guerre civile.

Le romancier fait incontestablement preuve d'une grande maîtrise puisqu'il arrive à dérouler parallèlement trois histoires, dans des lieux et à des moments différents mais toujours avec le même personnage, Kevin, un artiste peintre américain accessoirement noir. Evidemment les trois fils de l'intrigue correspondent à trois événements constitutifs de la psyché du personnage.

C'est habile, trop peut-être, exigeant en tout cas pour le lecteur qui doit à chaque fois se remémorer à quel moment du récit il se trouve? Mais, même si les ateliers d'écriture nous ont habitués à ces structures romanesques en parallèle, Percival Everett le fait avec brio car, malgré les ruptures, le lecteur reste accroché, curieux de savoir à quoi cet imbroglio va aboutir. 


19 février 2020

Histoire d'un regard


On connaît ses photos. Enfin, certaines de ses photos. Mais le photographe ? Connaît-on seulement son nom ? Gilles Caron est mort jeune ou plutôt a disparu de façon inexpliquée au Cambodge en 1970. La photo n'avait alors ni ses temples ni ses festivals et pas encore l'aura qu'elle a aujourd'hui. Et c'est tout le mérite de Mariana Otero, documentariste rigoureuse et créative, de s'intéresser à ce photographe qui a laissé derrière lui des milliers de photos, pellicules, planches contact.



5 ans à peine pour multiplier les reportages et se faire un nom en photographie : Mai 68, le Vietnam, la prise de Jerusalem pendant la guerre des 6 jours, Belfast, le Biafra, le Tchad .... Accessoirement, le film sert aussi de rappel historique en revenant sur les événements de cette décennie tragique qui avait commencé, pour Gilles Caron, par 22 mois de service en Algérie.

Marianne Otero conduit son film comme un puzzle à reconstituer, une énigme à résoudre, multipliant les approches, chronologiques ou spatiales, pour tenter de retracer la trajectoire de ce jeune homme pressé. Résultat : pas une seconde d'ennui, l'envie d'en savoir plus et la nécessité de s'interroger sur le rôle du photographe quand il s'agit de montrer les effets de la famine sur un enfant décharné. Décent ? Indécent ? ou simplement indispensable pour faire savoir ? Le dilemme du photographe-reporter. 

18 février 2020

Gary Shteyngart, Lake success


Qui a jamais eu l'occasion de pénétrer le monde des ultra riches, le monde de ceux qui en quelques minutes parfois gagnent des millions de dollars, amassent des fortunes en montant des fonds d'investissements pas toujours scrupuleusement honnêtes ?

Le roman de Gary Shteyngart, Lake success nous donne l'occasion de faire la connaissance de Bary Cohen, un de ces super-riches, de sa femme, de son fils (autiste) et de quelques uns de ses amis et connaissances. Mais Gary, au début du roman est en fuite, parce qu'il s'est disputé avec sa femme, parce qu'il ne supporte pas de n'avoir pas l'enfant parfait qui, avec sa collection de montres de luxe, aurait complété sa panoplie d'homme qui a réussi ! Difficile d'éprouver beaucoup de sympathie pour un personnage qui croit pouvoir manipuler le monde à sa guise et s'imagine que l'argent peut tout, console de tout. Il lui faudra un sacré bout de temps et une longue traversée de l'Amérique pour peu à peu s'apercevoir qu'il est peut-être super riche, mais que le monde lui échappe malgré tout.

Lake success est un roman d'apprentissage peu ordinaire. Parce que son auteur a choisi un personnage à rebours de ce que l'on attend généralement pour ce genre de roman. Bary Cohen n'est pas un jeune orphelin pauvre et ignorant; c'est un adulte au faîte de sa vie professionnelle et sentimentale. Il croit tout savoir, mais en fait il ne sait rien. Il vit dans une bulle et pour en sortir va devoir affronter toutes sortes de contretemps, de déceptions. Rencontrer des gens ordinaires, sortir de son milieu? Et pour cela rien de mieux que les trajets en Greyhound, ces lignes de bus qui traversent l'Amérique de part en part, mais que n'empruntent que les plus pauvres. Oui, il y a quelque chose du roman picaresque dans Lake success, roman très satirique et parfois sarcastique !




17 février 2020

La Llorona



Il y a plusieurs façons d'entrer dans le nouveau film de Jayro Bustamante (son troisième après Ixcanul et Tremblements).

- Par le fantastique ou du moins la légende qui raconte qu'une femme en pleurs à la recherche de ses enfants disparus apparaît la nuit et vient hanter la conscience de ceux qui ont mal agi. Car seuls les coupables entendent ses pleurs. C'est une jolie légende, qui connaît bien des versions différentes mais est toujours associée au thème de l'eau. Et dans le film de Bustamante, cela permet de belles images d'eau et de brumes.

- Par l'histoire et la politique puisque le personnage hanté par la Llorona est un vieux général responsable du génocide des Mayas. et pourtant acquitté par ses pairs. Habilement, le réalisateur s'intéresse surtout à la femme et à la fille du général, d'abord enfermées dans leurs certitudes et leur soutien au patriarche, mais dont la conscience s'éveille peu à peu...

Le détour par le fantastique permet ainsi au film d'échapper au didactisme et à Jayro Bustamante de se contenter de suggérer plutôt que d'asséner la vérité. Mais j'avoue que j'ai été particulièrement séduite par ... le générique de fin qui se déroule sur la chanson qui donne son titre au film, interprétée par la chanteuse guatémaltèque Gaby Moreno.

16 février 2020

15 février 2020

Matthew Neill Null, Le Miel du lion


Qui trop embrasse, mal étreint. Surtout pour un premier roman ! Pourtant, Matthew Neil Null ne manque pas d'audace car faire tenir un tel récit en quelques 400 pages seulement, c'est déjà pas mal. Mais je ne peux m'empêcher de penser que quelques pages de plus auraient permis de mieux développer certains personnages ou simplement de mettre un peu plus de liant dans la succession des événements pour que le lecteur s'y retrouve plus facilement.

Reprocher à un roman d'être trop riche c'est sans doute un comble et l'on peut aisément justifier le foisonnement du roman en le comparant aux forêts des Appalaches que justement il décrit.
"Des vagues d'arêtes et de crêtes, des vallées tortueuses, et des hérissements de pics, des champs de rochers et des rivières de pins en drapeau. " Car en Virginie occidentale les forêts poussent sur les montagnes creusées de vallons escarpés où l'on se perd facilement. Ce sont les forêts originelles, celles qui ont disparu à force d'être sur-exploitée.

La nature tient donc la part belle dans Le Miel du lion, mais ce n'est pas pour autant le thème majeur du roman car, aux yeux de leur propriétaires, cette forêt n'a d'intérêt que par ce qu'elle peut rapporter. Les arbres sont abattus, débités en tranches, transportés, vendus par une armée de miséreux qui travaillent dans des conditions épouvantables. Et l'on voit ainsi apparaître la dimension sociale du roman. De cette armée de bucherons émergent quelques figures auxquelles on s'attache, des hommes rudes, qui ont souvent derrière eux un passé, une famille, qu'ils préfèrent oublier. Quelques figures originales, un pasteur, un colporteur syrien, une prostituée... Une ébauche de syndicat, des miliciens envoyés par les patrons pour tuer dans l'oeuf toute velléité de grève, des traitres, un meurtre ... Le roman vire au polar... .

Trop, c'est juste un peu trop, malgré des moments très réussis, des personnages forts, des péripéties inattendues. Le Miel du lion est un bon roman, que j'ai bien aimé, mais dont j'aurais voulu pouvoir dire plus de bien. Et Matthew Neil Null est certainement un écrivain à suivre.

Cela tombe bien, les éditions Albin Michel viennent de publier Allegheny River, un recueil de ses nouvelles. Ma prochaine lecture ?



13 février 2020

Nadia Terranova, Adieu Fantômes etc...


Adieu Fantômes est le type même de livre auquel je deviens allergique : des histoires de famille, des histoires de deuil, des vies insatisfaites, un retour constant à un passé mal vécu... bref un livre beaucoup trop introspectif pour m'intéresser.

Le problème est que ce type de roman ne cesse de proliférer, et qu'il soit l'oeuvre d'une jeune romancière italienne ou d'un écrivain espagnol déjà consacré ne change rien à mon inappétence car je viens d'essayer de lire Ordesa, de Manuel Vilas dont je n'ai pas réussi à dépasser les 50 premières pages.  Oui, sans doute, à côté du désarroi de l'écrivain à la mort de ses parents, y a-t-il un portrait de l'Espagne, comme il y a une évocation de la vie à Messine dans le livre de Nadia Terranova, mais cela ne suffit pas à compenser l'omniprésence du "moi" et son "misérable tas de petits secrets".

Je sais bien que ces livres trouvent leurs lecteurs et obtiennent des prix, mais leur lecture au mieux m'indiffère ou m'ennuie profondément et surtout tue mon envie de lire.





12 février 2020

Rodolphe Barry, Honorer la fureur


Honorer la fureur est un livre qu'il est difficile de lâcher avant la fin alors qu'il ne s'agit même pas d'un roman à suspens, mais de la biographie, en partie romancée sans doute, d'un journaliste, écrivain, scénariste bien peu lu mais totalement fascinant : James Agee. Celui-là même qui, en 1936 est partie en Alabama avec le photographe Walker Evans pour effectuer un reportage sur la pauvreté générée par la crise de 29. Le reportage refusé par ses commanditaires a été publié 5 ans plus tard sous forme de livre : Louons maintenant les grands hommes. Si les photos de Walker Evans sont très connues, le texte de James Agee, est avouons-le, plutôt difficile à lire, emporté par un torrent furieux de mots, d'impressions, d'émotions, de cris, de silences.

Tout le mérite de Rodolphe Barry est d'avoir su adapter son écriture à son sujet et d'avoir ainsi réussi à transmettre le fureur, le mal être, la fougue et la rage de James Agee qui s'est noyé dans dans le tabac, l'alcool et les femmes comme dans l'écriture. Une existence paroxystique qui n'a connu que de brefs moments d'apaisement ! Et s'est achevée à 45 ans par une crise cardiaque.

Rodolphe Barry entraîne à toute à allure son lecteur de la côte Est à la côte Ouest, de New York à Los Angeles, du Maine à l'Alabama, au fil des déplacements de cet homme pressé, avec toujours un nouveau projet en tête en dépit des échecs, des déceptions, des erreurs. On découvre ainsi de chapitre en chapitre un être exigeant, intransigeant, acharné,  capable de grands enthousiasmes mais aussi de grands désespoirs. Et le rythme du livre suggère parfaitement cette urgence à vivre qui était celle de James Agee.

Voilà en tout cas une biographie qui me donne envie, d'abord de donner une seconde chance au grand livre de James Agee, Louons maintenant les grands hommes, mais aussi de découvrir ses autres textes comme Un mort dans la famille ou Le Vagabond d'un autre monde et peut-être plus encore ses écrits sur le cinéma. Quant aux films dont il a écrit le scénario, African Queen et La Nuit du chasseur, ils sont déjà dans mes tiroirs...






11 février 2020

10 février 2020

Le Photographe


Le cinéma indien, du moins le peu que j'en ai pu voir, me fascine toujours par sa capacité à dire des choses sur l'état de la société indienne. Même - surtout -  dans les productions bollywoodiennes avec force couleurs, danse et musique.
Le film de Ritesh Batra, Le Photographe,  joue a contrario la carte de la sobriété avec des cadrages souvent serrés, justifiés par l'exiguïté des lieux, mais aussi par la volonté de scruter au plus près les visages alors justement que rien n'est clairement dit, tout est suggéré.


On pourrait en effet résumer le propos du film en disant qu'il s'agit de montrer comment une jeune-fille de la classe moyenne découvre le fossé qui la sépare des classes dites "inférieures".  Mais ce serait nier la subtilité du cinéaste qui, aux discours trop appuyés, préfère les images, moins explicites, plus allusives. Celles qui montrent le confort d'un appartement ordinaire (où la servante déroule chaque soir son matelas sur le sol de la cuisine) et le gourbi exigü que se partagent 4 ou 5 jeunes gens;  celles qui montrent que riches et pauvres ne partagent ni les mêmes nourritures, ni les mêmes distractions, ni les mêmes façons de parler, ni bien sûr la même éducation.

Bien que première de sa classe, Miloni paraît étrangement ignorante et naïve, mais son étonnement est sincère.  Raphi, le photographe rencontré par hasard sait depuis longtemps qu'il n'y a pas de passerelles entre leurs deux mondes, mais ne peut s'empêcher d'y croire ... un peu !  Entre les deux personnages les sentiments ne s'expriment que par le jeu des regards, un frôlement parfois, une phrase inachevée.

Le film de Ritesh Batra (réalisateur de The Lunchbox) n'est pas un film gai et lumineux, mais c'est un film tout en délicatesse. Un de ces films qui restent longtemps en mémoire.


09 février 2020

Délia Owen, Là où chantent les écrevisses


Ce premier roman de Delia Owens est un vrai plaisir de lecture ne serait-ce que parce qu'il nous entraîne bien loin de nos petites vies, plates et ordinaires. N'est ce pas ce que l'on attend d'un bon roman ?

Cela commence par un cadavre retrouvé dans un marais de Caroline du Nord. Rapidement le shérif et son adjoint soupçonnent un meurtre, mais toutes les traces étant effacées, la piste du meurtrier va être difficile à remonter.  Les soupçons se portent pourtant assez vite sur "la fille du marais", une sauvageonne qui vit seule dans une cabane au fond des bois, à la limite de la terre et de l'eau.



Le roman commence et se termine comme un polar, mais là n'est pas l'essentiel. L'essentiel, c'est l'histoire de cette sauvageonne, qui se retrouve seule à l'âge de 5 ans parce que le reste de sa famille, sa mère, ses soeurs et ses frères ont fui la violence du père. Le roman bascule alors vers une histoire à la Robinson Crusoë : comment survivre dans l'isolement le plus total avec les seules ressources de la nature? C'est à ce moment là que le roman prend son envol. Parce que la gamine curieuse et attentive apprend peu à peu tous les secrets du marais, connaît mieux que personne ses plages de sable ou de galets, ses clairières, ses courants, sa faune et sa flore; elle se déplace sur l'eau comme sur terre avec l'aisance d'un animal et surtout écoute, observe, glane et collectionne les coquillages, les plumes, qu'elle dessine sur des morceaux de papier brun. La façon dont Kya, l'enfant sauvage s'inscrit dans la nature est certainement l'aspect le plus fascinant du roman.

Les années se succèdent et Kya parvient à survive dans la solitude la plus totale,  à la rare exception de quelques personnages dont elle croise le chemin :  Tate, qui partage avec elle l'amour du marais, Jumping et Mabel, le couple que leur couleur de peau condamne à vivre à l'écart de la bourgade - on est dans le Sud, dans les années 50 et la ségrégation est encore de mise. Et cet aspect du roman est aussi bien vu, et sonne tout à fait juste.

Comme Harper Lee dans Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur, Delia Owens parvient avec quelques personnages seulement à  reconstituer une petite communauté blanche avec ses habitudes, mais surtout ses préjugés, ses mesquineries. Et il est amusant de constater que sa connaissance du monde animal  (Delia Owens est diplômée en zoologie) lui permet d'expliquer les comportements humains par référence à celui des animaux. A l'inverse de ce que faisait ce bon vieux Jean de La Fontaine  !

Quelles que soient les références qui viennent à la mémoire à la lecture de ce roman elles s'effacent devant le plaisir que l'on a à pénétrer dans un univers décrit avec une telle minutie que l'on croit voir chacun des détails de cet environnement aussi mystérieux que somptueux et que l'on partage à chaque page l'émerveillement de Kya.

08 février 2020

07 février 2020

Slacker


Slacker ? Traduction : fainéant ! Effectivement les personnages de Richard Linklater ne font rien ou pas grand chose. Ils ne sont pas paresseux pour autant, mais ils "glandent". Ils sont pour la plupart à cet âge où rien n'est encore déterminé : de vagues études, des petits boulots, un temps de latence qui leur permet de repousser à plus tard les choix définitifs et de se laisser porter par leurs envies du moment.  Tourné en 1990 à Austin (Texas), la ville qui s'enorgueillit de rester "bizarre" - Keep Austin weird ! - le film ne peut passer pour le portrait de toute génération, mais sa portée sociologique n'est est pas moins évidente.

Cette tentative de description d'une certaine jeunesse américaine n'a pourtant rien d'un documentaire grâce à la forme ludique que le réalisateur a choisi pour son film. Il s'agit en effet d'une ronde, façon Max Ophuls, avec un premier personnage tout juste débarqué du bus qui l'a mené à Austin et qui dans un premier monologue laisse entendre que tout choix laisse forcément d'autres possibilités qui ne seront jamais accomplies, mais auraient pu l'être. Le principe de l'arbre de choix ainsi posé, le cinéaste lâche son personnage pour un autre qui à son tour croisera le chemin d'un troisième etc... Au bout du film, le spectateur a suivi presque une centaine de personnages, tous différents, tous avec une lubie plus ou moins affichée,  ou simplement une façon d'être au monde.

Slacker, c'est une sorte de répertoire d'individus curieux, étranges, banals, ordinaires... d'individus qui ne font rien, mais n'en existent pas moins. Et Richard Linklater un cinéaste avec une façon de voir et de filmer suffisamment originale pour que l'on ait envie de voir ou revoir d'autres films de lui, si possible sur grand écran !


 

06 février 2020

Cuban Network


Le titre est au singulier, mais le pluriel aurait été plus approprié parce que des réseaux cubains, il y en a beaucoup, un peu trop même pour bien s'y retrouver, entre les anti-castristes de Miami et ceux de Cuba, les pro-castristes cubains, les narcotrafiquants qui profitent de la situation et ne se soucient ni de Castro ni des cubains. Ajoutez encore une flopée de taupes d'un côté comme de l'autre, ajoutez le FBI et la CIA et vous voilà perdu au milieu d'un film sur une période qui aurait pu être décisive pour Cuba juste après la chute de l'URSS, mais qui au final n'a pas changé grand chose et a laissé les Cubains de Cuba pantelants et affamés. Un bon sujet certes mais une mise en scène qui ne cesse de s'éparpiller et contraint le spectateur à des acrobaties intellectuelles permanentes.

 Heureusement il y a aussi dans ce film une vraie histoire de famille, prise dans ces convulsions politico-affairistes : le père passé à Miami pour les besoins de la cause, la mère restée à Cuba, autrement dit l'Histoire, vue au niveau de l'individu. Et comme le rôle de la mère est tenu par Pénélope Cruz, totalement crédible en ménagère laborieuse, on essaye de se contenter de ses apparitions pour souffler un peu et dénouer les fils de l'intrigue.





04 février 2020

Bruno Moyen, Grenoble sous un autre angle


Quand on habite depuis longtemps dans sa ville, on finit par ne plus la voir. On ne regarde plus que les trottoirs, les vitrines des magasins; on oublie de lever les yeux, on oublie de prendre du recul.


Bruno Moyen a quitté sa ville suffisamment longtemps pour, de retour à Grenoble, la regarder avec un oeil neuf, la photographier et nous la montrer comme nous ne savons plus la voir. Le livre qu'il vient de publier avec Marcel Bajard est tout à fait passionnant à cet égard parce que si l'un photographie la ville à sa façon, l'autre la situe dans l'espace et dans l'histoire.

Le livre répond a des choix esthétiques très affirmés : ciel d'hiver rigoureusement bleu, parallèles soigneusement redressées et couleurs saturées. La ville du coup paraît toute pimpante, et les immeubles repeints de neuf. Ce n'est pas comme cela que nous la voyons ? Tant mieux puisqu'il s'agit justement de modifier notre regard.

Les photos sont regroupées quartier par quartier, ce qui permet à chacun de retrouver sa rue, ou son édifice préféré, mais aussi d'avoir un aperçu d'ensemble grâce aux plans et croquis dessinés par Marcel Bajard, qui introduit chaque chapitre par un courte histoire du quartier.  Cela permet de mieux comprendre comment une ville s'inscrit à la fois dans l'espace et dans le temps, et de comprendre aussi qu'elle ne cesse de se modifier et d'évoluer comme tout organisme vivant.
 

03 février 2020

Nickolas Butler, Le Petit-fils


J'étais un peu inquiète en commençant le nouveau roman de Nickolas Butler parce que, au vu du titre et de la quatrième de couverture, je craignais un mélo larmoyant sur la relation entre un enfant et ses grands-parents.
Mais passées les premières pages, on s'aperçoit vite qu'il y a beaucoup plus que cela dans Le Petit-fils parce que l'écrivain embrasse un sujet plus vaste que celui des relations familiales ; ce dont-il parle, en s'appuyant d'ailleurs sur des faits réels, c'est de l'emprise des religions ou simplement des croyances sur certains esprits et des tragédies qui en découlent.

Lyle et sa femme Peg sont très attachés à leur petit-fils Isaac. Mais la relation avec Shiloh, la mère de l'enfant est difficile et semble avoir toujours été conflictuelle. Elle est revenue depuis peu dans sa région d'origine séduite par un prédicateur passablement fanatique. Lyle et Peg, en dépit de leur doutes et de leurs inquiétudes essayent de ne pas rompre le lien avec leur fille et de protéger leur petit-fils, mais lorsque celui-ci tombe malade, la rupture est inévitable : persuadée que seule la prière peut soigner son fils, Shiloh refuse toute intervention médicale.

Le sujet à l'évidence est un peu "casse-gueule" et pouvait à tout moment basculer vers le manichéisme, le déni de foi ou la propagande rationaliste. Il n'en est rien. Nickolas Butler est suffisamment habile pour montrer les doutes de chacun, les bonnes volontés, les tentatives de compromis et ne pas mettre en cause les vraies religions puisqu'il fait du prédicateur, un vulgaire escroc; l'auteur d'autre part élargit son sujet en s'intéressant à la façon dont vit, avec ses doutes et ses convictions, une petite communauté rurale du Wisconsin, parce qu, en fin de compte, la solidarité et l'amitié se fichent pas mal des croyances de chacun.

J'ai pour ma part beaucoup apprécié aussi la façon dont Nickolas Butler, qui vit dans le Wisconsin, met en scène, au fil des saisons, cet Etat du Nord des Etats-Unis, situé entre le lac Michigan, le Mississipi et la frontière canadienne. A l'écart des grands circuits touristiques et pourtant si accueillant. ... et d'une certaine façon, si américain.

02 février 2020

Ayhan Geçgin, La Longue marche


La longue marche est le premier roman traduit en français d'un écrivain turc. Et je veux bien croire, comme l'affirme son éditeur, que "son questionnement sur l'identité et la place de l'individu dans les société urbaines contemporaines" n'est pas sans intérêt. Mais je n'ai pas été convaincue par la "redoutable efficacité de son écriture". Car suivre les déambulations d'un jeune homme qui du jour au lendemain décroche de sa vie ordinaire pour partir à la recherche d'on ne sait trop quoi, de lui-même sans doute ou de ce qui fait de lui un être humain .... devient vite terriblement répétitif et fastidieux.

Ce jeune homme, qui a renoncé à tout jusqu'à son propre nom puisqu'il se fait appeler Arkan, est une sorte de Diogène contemporain, qui à l'instar du philosophe grec se dépouille progressivement de tous ses biens, et surtout de toute relation sociale considérée comme intrusive même lorsqu'elle est bienveillante, jusqu'à atteindre un niveau de dénuement extrême dans un jeu morbide avec ses capacités de résistance physiques et mentales.

Si je comprends bien l'intention de l'auteur, son recours à un cas pathologique pour dénoncer une société matérialiste à outrance qui croit compenser le vide spirituel par l'accumulation de biens matériels, je trouve la réflexion un peu trop appuyée et la forme romanesque passablement pesante.

Bien sûr on peut lire La longue marche en rêvant d' Istanbul, on peut aussi chercher dans le roman toutes les allusions à la politique contemporaine turque, aux réfugiés syriens, aux militants kurdes...mais ces voies de traverse n'ont pas suffi à combler mon ennui.

01 février 2020

1917

1917 est vendu comme un grand film de guerre. Et c'en est un, effectivement. Mais avec quelques défauts majeurs.
L'impression tout d'abord que l'essentiel du budget est passé dans la reconstitution du décor  - les tranchées, la ville en ruine - gage a priori de réalisme. Mais quand s'y ajoutent les effets numériques, la scène devient tellement outrancière  - la rivière en crue - que l'on n'y croit plus du tout. S'ajoutent à cela quelques "détails" gênants quand il s'agit de vraisemblance : le courrier dans la vareuse du soldat n'est en rien affecté par l'eau, à croire que l'encre était indélébile ! Du coup, au lieu de me laisser emporter par cette geste héroïque, j'ai passé mon temps à noter les défauts de raccord, les erreurs de maquillage ....

Peccadilles sans doute, mais qui entravent l'adhésion à l'histoire de ce soldat qui traverse le no man's land pour porter un message et empêcher 1600 hommes de tomber dans le piège tendu par les Allemands. Peut-être aussi le scénario amalgame-t-il trop de péripéties autour d'un seul personnage pour être totalement crédible.



Bizarrement, ce film très "hollywoodien" est parvenu, malgré tous ses défauts, à me remettre en mémoire quelques grands récits de guerre comme La Main coupée de Cendrars, ou Les Noyers de l'Altenburg de Malraux. L'évocation de ces plaines dévastées, calcinées, labourées par les tranchées et les obus, couvertes de cadavres en putréfaction passe aussi bien, voire mieux par les mots que par les images; on n'a pas toujours besoin de voir pour imaginer.

Et puis, en ce jour de Brexit, le film rarrive à point pour rappeler le rôle des soldats anglais dans la guerre de 14. Sans eux, sans leur combat "dans un pays qui n'est même pas le leur" comme il est dit dans le film, l'Europe ne serait sans doute pas la même.