15 décembre 2006

Roland et Sabrina Michaud

Je vous ai déjà parlé de Roland et Sabrina Michaud, ce couple de photographes qui depuis quarante ans arpente les routes de l'Asie. (Désir d'Orient, 25 Juillet 2006)
Et bien, ils viennent de sortir un nouveau livre, autant dire une nouvelle splendeur ! Photos stupéfiantes de beauté et commentaires à la hauteur des images.


Une idée de cadeau ? Absolument ! Pour tous les amoureux de l'Inde ou de la photo.

07 décembre 2006

Coincidence ou connivence ?

Trouvé hier matin dans le livre de Théodore Monod, L'émeraude des Garamantes, ce poème :

SANS PEUR

Sans peur, quittant de l'oeuf la tiède sauveté,
Têtard étrange et dérisoire,
Inconsciente ébauche, hors du moule jeté,
Il t'a fallu, jouant ou la blanche ou la noire,
Naître sans peur.

Sans peur, dans les matins dorés et les midis,
Au grand soleil ou sous l'orage,
Il faut, dans les fracas des tonnerres maudits,
Face aux cris des démons, aux brouillards, au mirage
Vivre sans peur.

Sans peur, au soir venu de l'ombre violette
- O vieux coeur enfin consolé -
Il te faudra, larguant l'amarre à l'aveuglette
Pour offrir au jusant ton esquif esseulé
Mourir sans peur.

Hier encore soirée cinéma pour le dernier film d'Altman : A Paririe home companion, titré en français, oui en français (!) The Last Show. Comment ne pas voir entre ce poème et ce film, un peu plus qu'une coincidence, une connivence.

Altman met en scène la dernière diffusion d'une émission de radio un brin ringarde, reflet nostalgique d'une Amérique en voie de disparition : l'Amérique du Middle West, aux valeurs simples : Dieu, la famille, le travail... Oui, je sais : vue de ce côté de l'Atlantique, cette Amérique, avec ses relents pétainistes, n'a pas bonne presse. Mais c'est aussi l'Amérique bon enfant, celle où les détectives portent nécessairement un Doulos et les cow-boys des Stansons, celle des petites villes à un seul carrefour : Mains street et First street, celles des "dinners " comme dans le tableau de Hoppper, où tout le monde connaît toute le monde depuis l'enfance, où il y a toujours un bon voisin sur qui on peut compter en cas de pépin. C'est à cette Amérique qu'Altman fait ses adieux. Une sortie en musique, sur un air de country, ballades sentimentales et folk songs un brin éraillés, comme la voix du vieil homme qui va mourir. Mais, comme le dit un des personnages du film " Un vieil homme qui meurt, ce n'est pas une tragédie." Et lorsque l'ange en trench-coat blanc, l'ange de la mort qui erre sur le plateau de l'émission, avance doucement vers les quatre personnages attablés au coin du "dinner", on ne sait pas vers qui elle se dirige. Vers nous peut-être ...

Mourir sans peur.
De la part d'Altman, quelle élégance !

05 décembre 2006

Homère (suite)

- T'as pas été un peu vite l'autre jour ?
- Si, puisque j'ai oublié de donner les références de mes citations. Je les ai trouvées dans la traduction du texte d' Homère par Paul Mazon, dans l'édition Folio préfacée par Vidal Naquet.
Et puis j'ai aussi oublié de dire que l'Iliade ne raconte pas toute la guerre de Troie. Tu n'y trouveras pas l'histoire du cheval, celui qui a donné son nom à un virus informatique. Homère ne raconte qu'un tout petit épisode de quelques jours, mais s'il a choisi cet épisode, et pas un autre, c'est, à mon avis, à cause du sens qu'il pouvait lui donner.
- T'es sûre ?
- Ben oui !
- T'as des preuves ?
- Ben non !
- Alors ?
- Ben c'est ça, la littérature. Un texte et le sens qu'on lui donne, que le lecteur lui donne...
- Mfff, je croyais que c'était l'auteur qui... enfin si tu crois ....
- Mettons un peu l'auteur et aussi le lecteur. On en reparlera si tu veux. En attendant, et pour me faire pardonner mon oubli, tu veux une image ?

Comment tu le trouves le vieil aède ? Scène nocturne sur fond de Parthenon : le gamin pour guider le vieillard, la sébile pour mendier, la lyre pour accompagner le chant, et même la chouette d'Athéna, rien ne manque ! Et si tu voyais le triptyque complet ... tu y trouverais tous les symboles de l'Iliade (à droite) et de l'Odyssée (à gauche).

- Si tu voyais... A vrai dire on voit pas grand chose sur ton image. On devine vaguement, pas plus..
- Pourtant, en vrai, le tableau de Jules-Jean Antoine Lecomte du Nuy est immense. Quasiment 2 mètres de large voire plus !
- C'est qui ce Jules-Jean Antoine machin?
- Un peintre du XIXe siècle, un élève de Gérôme, un orientaliste peut-être; je n'en sais pas plus.
- Et l' Odyssée alors, tu nous la raconte ?
- Ah, non ! Pas maintenant. Quand tu auras lu l'Iliade... dans un mois ?

04 décembre 2006

Lundi classique : Homère

Pourquoi commencer par lui ?
Parce qu'il est le premier, tout simplement. Le premier vraiment grand de la littérature occidentale.
IXe siècle avant notre ère, vraisemblablement, car on n'est pas très sûr des dates.
Il y a, à n'en pas douter, d'autres textes, écrits ailleurs, en d'autres temps, mais pour moi, l'Iliade et l'Odyssée sont des oeuvres capitales, au sens propre du terme, avec la Bible dont je reparlerai un autre jour.

Le problème avec l'Iliade et l'Odyssée, c'est que tout le monde connaît l'histoire, grosso modo, et que chacun par conséquent croit l'avoir lue. Mais entre l'oeuvre abrégée et joliment illustrée lue lorsqu' on avait 10 ans à peine et que, fier comme Artaban, on entrait en sixième, et la lecture posée et réfléchie des vingt-quatre chants, il y a un pas, que dis-je un pas, un fossé, un abîme.
- Ah! non : ça c'est une facilité stylistique ! Tu ne vas tout de même pas nous la jouer grand manitou pontifiant, surtout que t'as même jamais fait de grec, n'est-ce pas ?
- Ben non ! j'ai été privée de grec ! Mais je m'en fous, ya de très bonnes traductions et Homère n'est pas réservé aux hellénistes que je sache !
- Allez, ne monte pas sur tes grands chevaux ! Arrête de bouder et viens nous dire pourquoi tu aimes tant l'Iliade. Parce que franchement la guerre de Troie, les tueries, le sang ... c'est pas trop ragoûtant tout ça.
- Pas ragoûtant du tout ! Tu as parfaitement raison. Mais l'Iliade, c'est beaucoup plus qu'une histoire de guerre.
- Alors raconte; arrête de tergiverser.
- Et bien voilà : l'Iliade, ça commence par une dispute, une dispute vraiment stupide entre Agamemnon et Achille. L'objet de la dispute ? une femme bien sûr, une captive, la jolie Briséis.
Agamemnon, pour éviter le courroux des dieux, doit rendre sa part de butin, Chryséis - qu'il préfère, et de loin à Clytemnestre, sa légitime épouse ! Pour se dédommager il s'empare de la jolie Briséis, la captive préférée d'Achille qui du coup se retire dans sa tente pour bouder et refuse de prendre part au combat. Qui d'Agamemnon ou d’Achille est le plus ridicule ? En tout cas, les injures vont bon train : "Sac à vin ! Oeil de chien et coeur de cerf !" "Face de chien!" et les interventions des dieux n'arrangent rien.
L'ennui, c'est que privé des talents d'Achille, les Grecs se font piler par les Troyens. Pour éviter la catastrophe, Achille autorise son meilleur ami Patrocle, à prendre les armes et à rejoindre les combattants, mais Patrocle est tué et on ramène son cadavre devant la tente d'Achille. Ô rage! Ô désespoir !
- Ah! non tu vas pas recommencer avec tes clichés !
- Pourtant il est vraiment désespéré Achille : son meilleur ami, son autre lui-même ... mort!
Enfin, de toute façon il ne s'agissait là que des préliminaires, parce que la vraie histoire commence maintenant, avec la colère d'Achille. Une colère à la mesure de son désespoir : effrénée, sans borne, démesurée....
- Allez, ça va, laisse tomber tes adjectifs. Dis-nous plutôt ce que fait Achille.
- Il fait ce que l'on attend depuis le début : il prend ses armes, celle que la déesse Thétis, sa protectrice a fait fabriquer par Héphaïstos le divin forgeron ... ah, le bouclier d'Achille ! Quatre pages entières pour le bouclier, mais, sous la plume d'Homère... plume ? plutôt un stylet non ? Enfin, si Homère consacre quatre pages à la description du bouclier c'est que ce bouclier est beaucoup plus qu'un bouclier, c'est un emblème car il y a tout sur ce bouclier, les quatre éléments, les villes et la campagne, les batailles et les travaux des champs, la guerre et la paix, tout quoi.
- C'est pas un peu bizarre, un type qui interrompt son récit juste pour décrire un bouclier ? Pourquoi il fait ça à ton avis ? pour créer du suspense ?
- Un effet de suspension ? Je ne crois pas. Plutôt un indice, une suggestion. Si un objet aussi banal qu'un bouclier est aussi chargé de sens peut-être que le récit lui-même est plus chargé de sens qu'on ne l'imagine...
- Mouais ! Peut-être...
- En tout cas, c'est à partir du moment où Achille, armé de pied en cap, se jette dans la bataille que le récit devient franchement épique. C'est un forcené qui tue tous ceux qui ont le malheur de se trouver devant son épée. Un vrai massacre. Même au cinéma, t'as pas vu pire. Et du sang il y en a. Il y en a tellement que le Scamandre - le fleuve qui coule dans la plaine où se déroulent les combats - lassé de charrier des cadavres, sort de son lit si bien que la plaine en question n'est plus qu'une mer de sang ... Ah, la révolte du Scamandre, c'est un autre morceau de bravoure ! Un de ses passages que l'on n'oublie pas. Attends, je te lis un passage :

Du fond de son tourbillon le fleuve fait entendre sa voix: "Achille, tu l'emportes sur tous les humains par ta force, mais aussi par tes méfaits. Tu as toujours des dieux prêts à t'assister d'eux-mêmes. Si le fils de Cronos t'accorde d'anéantir tous les Troyens, du moins chasse-les loin de moi dans la plaine avant de te livrer à ces atrocités. Mes aimables ondes déjà sont pleines de cadavres, et je ne puis plus déverser mon flot à la mer divine, tant les morts l'encombrent; et toi, tu vas toujours tuant, exterminant ! ... Cette fois, finis ! tu me fais horreur, commandeur de guerriers. " [...]
"Il dit. Cependant Achille, l'illustre guerrier, de la berge abrupte saute et se lance en plein fleuve. Mais le fleuve, pour l'assaillir, se gonfle, furieux. Il émeut toutes ses ondes, qui se troublent; il repousse les morts innombrables, victimes d'Achille, qui pullulent dans son lit, il les jette au-dehors, sur le sol, en mugissant comme un taureau. "

Mais rien ne peut arrêter la colère d'Achille, pas même les forces naturelles.
- Il faudrait peut-être que les dieux s'en mêlent ? Je croyais qu'ils étaient toujours aux aguets, prêts à donner un coup de pouce côté troyen, côté grec, quand il le fallait.
- Sans doute, mais pour le moment Homère a décidé que la fureur du héros irait jusqu'au bout de la démesure. Et la démesure est atteinte lorsque Achille se trouve face à Hector, le tue et traîne son cadavre dans la poussière.

"À l’arrière des deux pieds, il lui perce les tendons entre cheville et talon; il y passe des courroies et les attache à son char, en laissant la tête traîner. Puis il monte sur le char, emportant les armes illustres; d'un coup de fouet, il enlève ses chevaux, et ceux-ci pleins d'ardeur s'envolent. Un nuage de poussière s'élève autour du corps ainsi traîné; ses cheveux sombres se déploient; sa tête gît dans la poussière - cette tête jadis charmante et que Zeus maintenant livre à ses ennemis, pour qu'ils l'outragent à leur gré sur la terre de sa patrie!"

Voilà, on y est. On a atteint le pire du pire !
- Mais il est malade, ce type!
- Sans doute, et c'est bien ce que Homère essaye de faire comprendre. Hector est mort, c'est un fait mais dans une civilisation où l'on respecte les morts qu'il importe d'ensevelir selon les rites pour que leur âme trouve le chemin du paradis, ce qu'Achille fait à Hector et à sa famille est carrément inhumain; il cesse de se conduire comme un être humain civilisé doit se conduire, même en temps de guerre.
- Pas beau Achille ! moi qui le prenais pour un héros...
- Et bien, même les héros sont faillibles : du moment qu'ils ne respectent plus les codes de l'humain, ils perdent leur valeur. Le héros devient un zéro. Oooooops ! trop facile celle-là !
- Bon alors, c'est la fin de ton histoire ? Achille va être puni par les dieux ? banni par les hommes ?
- Pas si simple; on n'est pas à Hollywood; on est dans une épopée grecque ! Pendant des jours, Achille continue son manège, et rien ne le fait céder. Il sont nombreux à faire appel à sa raison, mais Achille a depuis longtemps franchi le seuil du raisonnable. Il faudra que le père d'Hector en personne, le vieux Priam, aidé par les dieux il est vrai, vienne se traîner aux pieds d'Achille et implore sa pitié pour que celui-ci se laisse toucher par l'émotion - l'émotion, pas la raison - et rende enfin au père le cadavre de son fils.

Voilà, c'est fini. Juste un mot pour terminer : Ubris. Les Grecs ont un mot particulier pour désigner le comportement d'Achille, Ubris, la démesure, l'excès. Achille est excessif en tout, excessif quand il boude et se retire du combat, excessif dans son affection pour Patrocle, excessif dans son désir de vengeance et sa violence. Et l'Ubris, c'est ce que les Grecs anciens détestaient par-dessus tout.
- Dis donc, tes Grecs anciens, ils pourraient pas venir dire un mot aux gens d'aujourd'hui !
- Eux non ! mais Homère oui !
C'est bien pour cela qu'il m'intéresse.