22 janvier 2007

Lundis classique : Homère (suite)

Encore lui ?
Et bien oui ! Puisque vous avez pris goût à Homère en lisant L'Iliade pourquoi vous priver de la suite ?
Enfin, la suite... c'est vite dit parce que, sans se soucier d'expliquer ni le pour qui, ni le pour quoi, le poète place d'emblée Ulysse (et son lecteur) dans les bras de Calypso, "la royale nymphe qui brûle d'en faire son époux" !

Bien sûr tout adulte qui se respecte sait que l'histoire est râpée d'avance puisque à la fin de L'Odyssée, Ulysse doit retrouver la très fidèle Pénélope qui, malgré les années passées à attendre, n'a jamais été capable de finir cette fichue tapisserie, jamais capable de rompre le fil !

Si pour certains d'entre nous, L'Odyssée sent un peu la poussière, c'est parce que nous croyons déjà tout connaître du long périple qui ramène Ulysse jusqu'à Ithaque, sa patrie tant aimée. Et nous voici fatigués d'avance : les Cyclopes, les Sirènes, Charybde et Scylla.... C'était sympa quand on était petit : on trouvait Ulysse très malin (et tant pis pour le hurlement de douleur du Cyclope quand Ulysse lui enfonce un pieu dans l'oeil ! oui, quand on est petit on est sans pitié !); on avait un peu peur, mais pas trop, juste ce qu'il faut et puis le chant des Sirènes, ah le chant des Sirènes ... On les confondait vaguement avec celles d'Andersen, pas très sûr finalement de la suite de l'histoire ...
Et puis on a grandi et on se dit que L'Odyssée, quand même....on a passé l'âge des super-héros à la manque . Et depuis qu'on a lu tout John Fante et tout Jean-Paul Dubois, on se surprend à préférer les "losers" aux héros (nettement moins dangereux pour la planète !)

Et bien, si c'est ce que vous pensez, vous avez tort, car L'Odyssée est une oeuvre capitale, magistrale, et même cathédrale ! On ne va pas mégoter sur les épithètes, surtout quand il s'agit d'Homère !

Une oeuvre capitale parce qu'il s'agit de rien moins que de définir une certaine façon d'être au monde, un certaine façon d'être humain.

Par quoi est-ce qu'on commence ?
Par l'orde du récit ? beaucoup plus complexe qu'on ne l'imagine dans la version intégrale. Tellement complexe qu'on se dit que cela n'est pas le fait du hasard, que cela correspond à une volonté, bref qu'il y doit bien avoir un sens et qu'il faut donc le chercher.

D'abord il y a deux lignes narratives, l'une qui suit Ulysse, l'autre qui suit Télémaque, parti à la recherche de son père. Laissons le fils, suivons le père.
Sorti des bras de Calypso, celui-ci se retrouve dans ceux de Nausicaa. D'accord je résume, sommairement ! Car ce qui importe c'est le récit qu'Ulysse fait de ses aventures au père de Nausicaa. Un récit rétrospectif. La véritable "odyssée". Le récit achevé, Ulysse est alors transporté - oui transporté, quasi par magie jusqu'à Ithaque, où il retrouve dans l'ordre : Eumée, son fidèle porcher, Euryclée sa nourrice, son chien et accessoirement son fils et sa femme.
Après ? après, il y encore le massacre des prétendants, mais on y reviendra.

Vous voici au terme de votre lecture, avec en mémoire une douzaine d'épisodes, dont certains se ressemblent étrangement. Au dernier épisode, celui de Nausicaa dans l'ordre chronologique (qui n'est pas celui de la lecture), Ulysse est seul, complètement seul. Ils étaient pourtant nombreux à quitter Troie : plusieurs vaisseaux chargés de vaillants héros, qui disparaissent les uns après les autres, massacrés, exterminés, ou naufragés.... Comment se fait-il qu'Ulysse seul survive, qu'Ulysse seul échappe à tous les désastres ?

La réponse est facile; elle est dans l'épithète qui qualifie Ulysse, le rusé Ulysse. Rusé et non pas fourbe; c'est à dire habile, astucieux, intelligent ! Lui seul est capable de prendre du recul, de réfléchir avant d'agir, d'analyser une situation problématique et de trouver une solution.
- Un matheux ?
- Mais non ! pas besoin de maths, juste un peu de jugeotte ! Ulysse est un être de raison, aussi raisonnable que rationnel, contrairement à ses compagnons qui se laissent emporter par leur avidité, leur cupidité. Relisez l'épisode des Cicones, celui des Lotophages, celui des troupeaux du soleil, ou des outres d'Eole : à chaque fois c'est la même chose. Les compagnons d'Ulysse se goinfrent à en perdre la raison et se font massacrer; ou alors ils oublient ce qu'ils étaient sensés faire : rentrer chez eux! Ulysse seul est capable de maîtriser ses pulsions, de modérer ses désirs. Normal : il est sous la protection d'Athena,la déesse aux multiples fonctions dont celle de savoir guider la navette entre les fils de la trame ou de maîtriser les chevaux d'un attelage pour conduire un char.
- Conduire un char ? tu parles comme les Canadiens maintenant ?
- Mais non, elle n'est pas monitrice d'auto-école ! Toujours est-il que ses protégés savent conduire et se conduire. Les Grecs opposaient la metis à l'ubris. A Ulysse la metis, la mesure, la raison; à ses compagnons l'ubris, la démesure, la déraison. Et voilà pourquoi Ulysse est le seul survivant : c'est donc lui le modèle à suivre. Message répété d'épisode en épisode pour être sûr qu'il sera compris.

Le message est un peu trop appuyé ? Peut-être ... Pourtant je n'ai pas l'impression qu'il ait été si bien compris que cela, parce que, depuis Homère, l'histoire humaine n'a cessé d'être pleine de bruit et de fureur.

Il y a encore une autre façon de lire l'Odyssée. En fait, il y en a beaucoup d'autres mais je ne parle ici que de celles qui m'intéressent vraiment .
A force de lire et relire le texte pour chercher un sens à la succession des épisodes, on voit peu à peu se dessiner une structure arborescente, un arbre de choix si tu préfères, qui permet au héros de progresser.
- Progresser vers Ithaque ? On le savait depuis le premier chant, non ?
- Evidemment ! mais à mon avis les étapes sont plus importantes que la destination finale parce qu'à chaque épisode, Ulysse a une décision importante à prendre : un choix qui met sa vie en jeu.
- Je t'écoute !
- Ben, c'est un peu compliqué parce que les étapes, et donc les choix, ne sont pas dans l'ordre de la lecture.
- Tant pis ! On y va ou tu tergiverses encore ?
- J'y vais . Je t'indique, l'épisode, je te donne le choix, tu décides ! On verra si tu fais aussi bien qu'Ulysse.
Premier choix : le pays des Cimmériens, le sacrifice qui permet aux âmes des défunts trépassés d'affluer . Vivre ou mourir ?
- Facile ! La vie, puisqu'Achille lui-même lui dit : "J'aimerais mieux être sur terre domestique d'un paysan, fût-il sans patrimoine et presque sans ressources que de règner ici parmi ces ombres consumées... "
- Deuxième choix : Circée , la magicienne. Homme ou animal ?
- Facile encore ! Tu as vu ce qui arrive aux compagnons d'Ulysse qui se sont laissés séduire : "Des cochons ils avaient les groins, les grognements, les soies tout enfin, sauf l'esprit qui resta esprit de mortel." Les glands, les faines, les fruits de cornouiller, tout ce que mangent les cochons vautrés par terre ? très peu pour moi.
- Troisième choix : les Cyclopes et tous les épisodes de dévoration. Le cru ou le cuit?
- Depuis Levi-Strauss, ce n'est pas trop difficile. Le cuit bien sûr. D'ailleurs tu as remarqué, chaque fois qu'Ulysse aborde une terre inconnue, il se demande s'il va rencontrer des mangeurs de pain, des buveurs de vin, bref "des hommes hopsitaliers craignant les dieux". Ton choix, c'est plutôt état sauvage ou civilisation.
- Tu as raison. Mais il reste quatre épisodes : les outres gonflées de vent, les troupeaux du Soleil, les Lotophages et les Sirènes. Les épisodes, sauf le dernier, sont moins connus et le choix est moins évident : le corps ou l'esprit ?
- Voyons voir ...le corps, manger, se goinfrer, s'emparer de sacs que l'on suppose remplis de ... avides, cupides... les mangeurs de lotus, l'oubli...un peu comme le chant des sirènes, l'oubli du retour... J'ai trouvé, ni l'un ni l'autre. Ou les deux un peu. Le mauvais choix c'est l'ubris dont tu parlais tout à l'heure, l'excès.
Oui, oui c'est cela : ni pur esprit, ni exclusivement charnel; ni ange ni bête ; le juste milieu quoi ! Ca marche ton truc. On peut lire L'Odyssée comme cela.
- On peut. On peut même aller un peu plus loin en suivant la ligne diététique : Ulysse refuse tout excès, de la chair comme de l'esprit, il préfère le cuit au cru, et n'a confiance que dans les mangeurs de pain; il refuse de manger des glands et de boire le sang... et il refuse...
- ... de boire le nectar et l'ambroisie que lui offre Calypso. Eh, en fait c'est par là que tu aurais dû commencer !
- Peut-être, peut-être pas ! Dis-moi d'abord à quoi il renonce en refusant la proposition de Calypso.
- A l'immortalité ! Et tout ça au profit de Pénélope ! Il est quand même gonflé ! Préférer Pénélope à Calypso qui "ignore l'âge et la mort". Une femme ordinaire à une déesse! Mais je suppose qu'il y a quelque chose comme l'acceptation de la condition humaine, non ? Te connaissant, ça doit bien se terminer comme cela. Au fond, Pénélope est à Ulysse ce que le rocher est à Sisiphe.
- Quelque chose comme cela, en effet. Et tu te souviens "qu'il faut imaginer Sisiphe heureux !"
- Mhouais...
- Oui, je sais, c'est le plus difficile. Mais c'est un bel idéal qu'Homère propose ainsi à ses lecteurs, tu ne trouves pas? Quoi que.. idéal n'est peut-être pas le mot.
Si tu reprends tout par le début ou presque, tu te souviens que le récit d'Ulysse commence lorsqu'il se trouve en Phéacie, au palais d'Alcinoos, auprès de Nausicaa. Comment est-il arrivé là ? Comment en repartira-il ? Mystère. Les conditions dans lesquelles Ulysse parvient en Phéacie - nu comme un ver, ou comme Venus sortant de l'onde, revenant à la vie dans un berceau de branches d'olivier - suggèrent clairement qu'Ulysse est parvenu dans un royaume idéal, un lieu de perfection, mais qui n'existe pas. D'ailleurs, Ulysse ne reste pas en Phéacie : il quitte l'utopie pour revenir à Ithaque, dans le monde réel. Mais il garde en tête tout ce qu'il a appris; il est désormais un homme accompli, un être civilisé.
Tu vois, Homère invente des histoires mais ne raconte pas de bobards à ses lecteurs; il ne leur dore part la pillule; il indique la piste à suivre, prévient que le chemin sera difficile, que nous allons souffrir, mais que nous survivrons... à condition de faire les bons choix !
- Faire le bon choix, comme si c'était facile ! Dis-donc, t'as pas simplifié un peu, parce que tu n'as pas parlé du voyage de Télémaque. Et puis la fin, qu'est ce que tu dis de la fin ?
- Touché ! Coulé peut-être ... le massacre des prétendants, c'est un peu dur à avaler, en effet ! Vengeance amoureuse ? Elimination des prochains candidats aux élections, enfin, au trône ? La manière est pour le moins radicale et pas très correcte. Le vainqueur extermine tous ceux qui ne suivent pas le même chemin que lui, qui ne partagent pas son idéal... aïe ! c'est de pire en pire et je ne retrouve pas mon Homère dans cette sortie d'aventure. D'autant que, lorsqu'Ulysse sera parvenu à ses fins, les épreuves ne seront pas finies pour lui : il devra, comme le lui a anoncé le devin Tiresias, reprendre la route "aller de ville en ville par le monde, tenant entre ses mains sa bonne rame, jusqu'à ce qu'il trouve ceux qui ne connaissent pas la mer, et qui ne mêlent pas de sel aux aliments; ils ne connaissent pas les navires fardés de rouge ni les rames qui sont les ailes des navires."
La fin de L'Odyssée est décidément bien mystérieuse...J'en perds mon latin, enfin mon grec.
- Mais non, tu sais bien, t'en as jamais fait ! On va réfléchir encore ou bien on trouvera quelqu'un pour nous expliquer. Jusqu'au premier lundi de Mars, on a bien le temps...

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