02 juin 2007

Sortir de l'Antiquité

- Comment ça, sortir ? Tu en as déjà fini avec l'Antiquité ?
- Temps de passer à autre chose non ?
- Tu ne vas pas un peu vite quand même ? Et Aristote alors ? Et Thucydide, Hérodote... Je sais pas moi : ya des tas de gens dont tu n'as pas parlé !
- Et ! Oh! Je n'ai jamais dit que j'allais parler de tout le monde ! Je t'avais prévenu : j'aime voyager léger et déteste les impedimenta !
- ... les quoi?
- "impedimenta" ! Tout ce qui t'encombre, t'entrave et t'empêche d'avancer.
- Mais Aristote quand même ...
- Oui... Aristote... Le fondateur du Lycée, celui qui enseignait en marchant, le péripatéticien. Mais parler d'Aristote, ça risque de nous emmener très loin... et je ne suis pas certaine d'avoir envie d'aller si loin. Voyons voir... Si je te donnais juste deux ou trois indices, juste assez pour te donner envie d'aller voir par toi même.
- Essaye toujours.
- Et bien... tu vois, quand je pense à Aristote, je me dis toujours que ses placards devaient être bien rangés.
- Ses placards ? T'es pas un peu loin du sujet là ? D'abord, des placards, si ça se trouve, il n'en avait même pas !
- Peut-être pas, mais s'il en avait, ils étaient certainement bien rangés. Ce n'était pas le genre d'homme à mélanger ses casseroles et ses chaussettes. Il a passé son temps à tout classer, à constituer des catégories, à les hierarchiser... à distinguer soigneusement chacun des objets sur lesquels porte sa réflexion, pour savoir exactement où les ranger et pour bien les distinguer, il faut nécessairement les définir, précisément. Très précisément ! Résultat : c'est clair, c'est net, tu peux même, si tu veux, tout mettre en schéma, faire des plans, dessiner des arbres de choix.
Prends une page au hasard, dès les premières lignes, tu tombes sur des phrases comme :
"La vertu est de deux sortes [...]", "Il y a d'une part [...] et d'autre part [...]", "En tout ce qui est continu et divisible, il est possible de distinguer le plus, le moins et l'égal [...] ".
- Aristote, champion de la dichotomie...
- Oui, en quelque sorte. Une bonne façon en tout cas d'éviter le flou, le mou, le vaseux. D'ailleurs il y a une autre aspect que j'aime bien chez Aristote, c'est son sens pratique, son "réalisme empirique" si tu veux parler savant. D'ailleurs voici mon deuxième indice. Il y a, au Vatican, un tableau de Raphaël, archi connu, intitulé L'Ecole d'Athènes. Au centre du tableau, Platon et Aristote : Platon, le doigt en l'air, vers le ciel et le monde des Idées; Aristote, la main tendue vers le monde où nous nous trouvons, le monde réel.

- Alors c'est lui Aristote, le beau brun barbu et frisé, avec des airs de pâtre grec ? Et des sandales... t'as vu ses sandales ? En tout cas il a les pieds bien sur terre. Tandis que l'autre, à côté a un peu l'air de flotter.
- En attendant, c'est toi qui décolles ! Mais si le tableau t'intéresse, va sur la page http://un2sg4.unige.ch/athena/raphael/raf_ath4.html. Tu y trouveras le tableau en entier et tu pourras, si cela t'amuse, identifier la plupart des personnages représentés autour de Platon et Aristote. Tu voulais en savoir plus sur les philosophes grecs ? A toi de suivre la piste !
- Bon, bon. Je me débrouillerai sans toi. Mais t'as pas encore une clef ou deux à me donner ?
- Une citation, si tu veux, que tu trouveras dans les premiers chapitres des Politiques.
"L'homme est par nature un animal politique"
C'est sans doute la phrase d'Aristote la plus souvent citée, mais je trouve qu'elle mérite plus de réflexion qu'on ne lui en accorde généralement. Prends garde néanmoins : avant de souscrire à cette proposition - puisque je te vois déjà sur le point d'acquiescer - il convient de replacer la phrase dans son contexte et de lire les chapitres suivants ... qui te laisseront peut-être perplexe quand tu découvriras que "C'est dès leur naissance qu'une distinction a été opérée chez certains, les uns devant être commandés, les autres commander."
- Et il a trouvé ça comment lui ? Dans le marc de café ? Parce que la génétique, à son époque ... et même aujourd'hui, ça m'étonnerait qu'un généticien sérieux ose affirmer un truc pareil. Du coup, je vais peut-être aller gratter du côté d'Aristote parce que les déclarations à l'emporte pièce, ça m'énerve trop. Et tu vas sans doute me dire que pour avoir le droit de râler, il faut d'abord avoir lu.
- Absolument ! Mais je vais te donner un coup de main. Quelques lectures qui te faciliteront la tâche.
Il y a d'abord un livre de Jacqueline de Romilly, un Précis de littérature grecque, très pratique pour une première approche : 250 pages seulement mais si tu les lis, tu auras déjà une assez bonne vue d'ensemble de la littérature grecque. Sophistes compris !
- Sophistes, sophistes ... les grands ennemis de Platon ?
- En tout cas Platon les détestait ! Une bonne raison peut-être de les réhabiliter car Platon en a dit tant de mal que "sophiste" est devenu une insulte.
- Et va donc, espèce de sophiste !
- Oui, mais si tu lis J. de Romilly, tu verras qu'elle, elle n'en dit pas de mal. Elle leur a d'ailleurs consacré un essai tout à fait passionnant que tu peux ajouter à ta bibliographie puisqu'il est publié en Livre de Poche: Les Grands Sophistes dans l'Athènes de Périclès. C'est un livre qu'il faut lire si tu te lances par exemple dans l'étude du Gorgias de Platon. Une sorte d'antidote, à prendre avant ou après, mais à prendre, absolument!
Pour revenir à Aristote, il y a un autre livre que j'aimerais te proposer, un de ces livres que l'on est trop content d'avoir découvert parce qu'il met bien les idées en place. C'est un livre de Jeanne Hersch, quelqu'un pour qui j'ai beaucoup d'admiration. Une philosophe "d'une exigence dérangeante " écrit Jean-Claude Buhrer dans sa nécro, où il fait en particulier l'éloge de sa clarté : "La philosophe avait le don rare non seulement de poser des questions, mais d'y apporter des éléments de réponse dans un langage ouvert, accessible au plus grand nombre. Son horreur du jargon n'avait d'égal que son franc-parler. " L'étonnement philosophique sous-titré Une histoire de la philosophie est capable de réconcilier avec la philosophie même les plus réfractaires. C'est dire ! Aussi clair que soit le livre, il vaut mieux le lire un crayon à la main car clair ne veut pas dire nécessairement simple. Et le mieux encore, c'est de faire des allers et retours entre le philosophe que tu veux découvrir et le chapitre que Jeanne Hersch lui a consacré.
- Dis donc, t'as pas un petit coup de fatigue, là ! Si on allait se faire un thé.
- D'acord, d'accord. On continuera demain alors, parce que je tiens à sortir de l'Antiquité pour aller voir ailleurs.
- Ailleurs, toujours ailleurs... C'est pas Pascal qui disait que tout le malheur de l'homme...pas capable de rester...
- Qu'est-ce que tu dis ?
- Rien, rien. L'eau bout. Tu veux du thé vert ou du thé noir ?


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