17 janvier 2011

Comotive ou zoizillon


"Pourquoi photographier de vieilles voitures rouillées ou des maisons délabrées alors qu'il y a tant de beaux paysages ? "

Posée par un ami, familier de mon blog, la question pouvait passer pour un reproche qu'il ne tenait qu'à moi de négliger ... après tout, chacun ses goûts ! On peut aimer la montagne ou préférer la mer; on peut aimer photographier des paysages ou des natures mortes, faire des gros plans sur des fleurs ou des visages ... Affaire de goût et puis c'est tout!

Et bien non ! La question une fois posée n'a cessé de me tarauder. Pourquoi en effet, mon objectif se dirige-t-il de préférence vers la masure délabrée, la vieille machine délaissée plutôt que vers la crête des montagnes au loin ou les étendues désertiques qui pourtant enchantent mon regard ?

Je peux bien sûr avancer des raisons techniques : les beaux paysages sont très difficiles à photographier, ils semblent toujours déborder le cadre de l'appareil photo et au final ne ressemblent qu'à une insignifiante carte postale. Alors que ce qui m'intéresse avant tout, c'est le sens que je peux donner à une photo. Il y a bien entendu des exceptions à tout et je ne me lasse pas des jeux de lumière sur un paysage, mais ils sont si difficiles à capter ! Et pour une photo réussie, comme celle que voici, que de clichés médiocres !


Mais cette raison n'est pas suffisante.

Je pourrais, pour expliquer ma préférence, faire appel à quelques grands noms comme Diderot et Chateaubriand, grands défenseurs des ruines. Diderot surtout, pionnier de la critique d'art qui n'admirait rien tant que les paysages imaginaires des peintres ruinistes comme Hubert Robert et dont les pages inspirées se retrouvent dans tous les bons manuels sous le titre Poétique des ruines :

"Les idées que les ruines réveillent en moi sont grandes. Tout s'anéantit, tout périt, tout passe. Il n'y a que le monde qui reste. Il n'y a que le temps qui dure. Qu'il est vieux ce monde ! Je marche entre deux éternités. De quelque part que je jette les yeux, les objets qui m'entourent m'annoncent une fin et me résignent à celle qui m'attend. "

On arguera que les ruines devant lesquelles s'extasiait Diderot ou Chateaubriand étaient celles de l'Antiquité, du Parthénon ou de quelque autre monument prestigieux. Il est vrai. Pourtant, devant les ruines de Carthage ou devant les friches industrielles qui ponctuent désormais nos paysages, le sentiment du temps qui passe est le même : toute chose est éphémère et nous le sommes aussi. Au XVIIe siècle, les peintres des Vanités prenaient soin de montrer le ver qui ronge le fruit, la chandelle qui s'éteint, le miroir qui se ternit et nos vies qui s'enfuient. Dans la ville minière d'Humberstone, les machines se sont arrêtées définitivement; désormais envahies par le sable et la rouille, elles témoignent d'un temps qui n'existe plus. Il y a moins de 50 ans, ces lieux débordaient d'activité; ils sont désormais vides, abandonnés.



Mais cette raison non plus n'est pas suffisante.

Passant d'un auteur à l'autre j'ai cru trouver dans les poèmes de Vigny, la réponse à ma question.
En effet, dans un long poème intitulé La Maison du berger, l'auteur, loin de s'abandonner au charme de la Nature, avoue sa méfiance et sa haine face à son impassibilité.
Dans une superbe prosopopée, il lui fait dire :

"Je roule avec dédain, sans voir et sans entendre,
A côté des fourmis les populations;
Je ne distingue pas leur terrier de leur cendre,
J'ignore en les portant les noms des nations.
On me dit une mère, et je suis une tombe,
Mon hiver prend vos morts comme son hécatombe,
Mon printemps ne sent pas vos adoration.

Avant vous j'étais belle et, toujours parfumée,
J'abandonnais au vent mes cheveux tout entiers :
[ ...]
Après vous , traversant l'espace où tout s'élance
Je fendrai l'air du front et de mes seins altiers."

Le poète avoue alors que dans son coeur il la hait et préfère aimer "ce que jamais on ne verra deux fois" c'est à dire "l'homme, humble passager qui dut vous être un roi."

Préférer l'homme et ce que l'homme a construit, voir derrière l'engrenage rouillé ou le mur effondré toute l'ingéniosité, l'inventivité du petit atome pensant, oui, c'est bien à cela que je pense et je me souviens de Boris Vian qui dans un très joli poème intitulé Elle serait là, si lourde imagine qu'il ne reste dans le désert d'après la guerre, qu'un oiseau et une locomotive et qu'il lui faut choisir.... locomotive ou zoizillon ? Lui choisit l'oiseau et laisse la machine. Je crois que je choisirais la machine ....

"Tant et tant de coups de lime
Tant de peine et de douleurs
Tant de colère et d'ardeur
Et il y a tant d'années

Tant de visions entassées
De volonté ramassée
De blessures et d'orgueils
[...]
Il y a la sueur des âges
Enfermés dans cette cage
Dix et cent mille ans d'attente
Et de gaucherie vaincue"

Nature contre civilisation, le dilemme est éternel. Aujourd'hui j'opte pour la civilisation car l'homme n'est pour rien dans la beauté du paysage, mais c'est lui qui a construit la maison et la voiture dont le temps, inévitablement, finira par avoir raison.



Mais cette raison non plus n'est pas tout à fait suffisante. Car l'oiseau quand même....

"Ses plumes sont si fines Et son coeur [bat] si vite [...] "

Alors une dernière explication pour aimer malgré tout la voiture rouillée, la tôle cabossée, la vitre défoncée ...
La beauté de l'oiseau comme celle du paysage est évidente. Celle du camion il faut la chercher, il faut l'imaginer. Elle n'est pas donnée : il faut apprendre à regarder autrement pour essayer de voir la beauté cachée derrière la laideur des choses. Comme dans les tableaux de Tapiès.


Pour une fois, les photos ne sont pas de moi. Je les ai empruntées à B.L., un ami tout juste rentré du Chili. Paysages ou machines, je les aime toutes autant et reconnaissez qu'elles servent parfaitement mon propos.

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