- Alors Lucrèce ? On s'y remet ?
- Pas d'impatience. De toute façon, pour apprécier le De Natura rerum, il faut prendre son temps.
Je parie que tu n'as même pas commencé !
- Et bien non, puisque je t'attendais. J'aimerais d'abord savoir ce que tu lui trouves à ton Lucrèce ...
- Voyons voir. L'essentiel en trois points ? Cela risque d'être un peu juste mais essayons quand même !
D'abord, l'éloge d'Epicure : un motif récurrent et quasi obsessionnel à la hauteur de l'admiration que Lucrèce porte à Epicure. L'éloge du maître, comme l'invocation à Venus qui ouvre le premier livre, cela fait partie des conventions. Encore maintenant : pas de thèse sans hommage appuyé à celui qui l'a dirigée. Flagornerie le plus souvent. Mais Epicure est mort depuis longtemps et de toute façon ce que Lucrèce admire ce n'est pas l'homme mais l'audace de sa pensée.
" Au temps où, spectacle honteux, la vie humaine traînait à terre toutes les chaînes d'une religion qui, des régions du ciel, montrait sa tête aux mortels et les effrayait de son horrible aspect, le premier, un homme de la Grèce, un mortel, osa lever contre le monstre ses regards, le premier il engagea la lutte. Ni les fables divines, ni la foudre, ni le ciel avec ses grondements ne purent le réduire; son courage ardent n'en fut que plus animé du désir de briser les verrous de la porte étroitement fermée de la nature. Mais la force de son intelligence l'a entraîné bien au-delà des murs enflammés du monde. Il a parcouru par la pensée l'espace immense du grand Tout, et de là, il nous rapporte vainqueur la connaissance de ce qui peut ou ne peut pas naître, de la puissance départie à chaque être et de ses bornes inflexibles. Ainsi la superstition est à son tour terrassée, foulée aux pieds, et cette victoire nous élève jusqu'aux cieux. "
Qu'est-ce que tu en dis ? Impressionnant non ? Et bien concret ! Imagé... l'inversion entre le haut et le bas, l'ouverture, l'expansion, la révolution par la seule force de la pensée. belle rhétorique, vraiment ! Et puis, il y a, en puissance dans ce petit paragraphe, toute l'idéologie des Lumières.
- Sans doute, mais il parle de qui, là, au juste, ton Lucrèce, de Prométhée ou d'Epicure ? Parce que franchement je ne vois pas bien la différence ...
- Tu as tout à fait raison. Le geste prométhéen, en tout cas tel qu'il est présenté par Eschyle, permet à l'homme d'accéder à la pensée; Epicure n'est ni un dieu, ni même un demi-dieu, juste un homme qui a fait usage du don de Prométhée. Un bon usage apparemment !
- C'était ton premier point ?
- Oui, mais si tu veux, je peux développer ...
- Pas la peine : je te vois venir ! L'éducation, la connaissance, la réflexion, la pensée, le propre de l'homme et le salut de l'humanité. T'en fais toujours un peu trop dans le genre.
- .....
- Oh, allez, fais pas ta mauvaise tête ! Quel est ton deuxième point ?
- D'abord un constat, banal : les hommes ne sont pas heureux ! Puis une hypothèse : les hommes ne sont pas heureux parce qu'ils ont peur. Ils ont peur des dieux et ils ont peur de la mort. Si on parvient à supprimer ces deux peurs, les hommes seront heureux.
- Et il y parvient ton Epicure ?
- Ce n'est pas "mon" Epicure ! Mais oui, je crois qu'il y parvient.
- Comment ?
- Pour la peur des dieux, c'est facile : il suffit d'expliquer que les dieux n'ont pas plus crée les hommes qu'ils n'ont crée le monde, qu'ils ne s'y intéressent même pas tant ils sont occupés à gérer leurs petites affaires et que par conséquent les hommes n'ont pas à craindre le regard des dieux qui regardent ailleurs. Pour la peur de la mort...
- Oh, oh, pas si vite. Il ne suffit pas de dire, il faut peut-être aussi le démontrer !
- Pour la peur de la mort, c'est un peu plus difficile parce qu'il faut d'abord expliquer ce que c'est que la vie et par conséquent expliquer la formation de l'univers, un univers qui n'a pas été crée par une instance divine puisqu'il n'est que l'assemblage en partie fortuit et surtout provisoire d'éléments infimes que l'on a pris l'habitude d'appeler "atomes". C'est en essayant d'expliquer la nature des choses, qu' Epicure entend supprimer les grandes angoisses existentielles de l'homme. Tu sais, le "D'où venons nous ? Où allons nous ? etc.... "
Comme tu le vois les deux peurs sont liées, et la réponse à ces deux peurs passe nécessairement par la connaissance du monde physique. Cela ne veut pas dire qu'Epicure a résolu toutes les questions, il y a dans ses propositions beaucoup d'approximations. N'importe quel scientifique te dira qu'une hypothèse qui n'a pas été vérifiée par l'expérimentation reste une hypothèse. Epicure avance donc à tâtons, imagine. Il imagine même beaucoup et cela donne quelques pages assez drôles, celles sur les atomes en particulier ! Mais il a le mérite, aux yeux de Lucrèce (et aux miens) d'avoir essayé, d'avoir ouvert des pistes, lancé des suggestions dont certaines seront par la suite vérifiées.
- L'univers comme un assemblage fortuit et provisoire d'atomes... donc en perpétuelle évolution... un assemblage qui s'est fait comme cela mais aurait pu se faire autrement .... un nombre illimité d'atomes et donc la possibilité d'avoir d'autres univers, semblables au nôtre ou différents, plusieurs univers qui se sont composés, se composent se décomposeront....
Ouah ! quelles perspectives ... ya vraiment tout ça dans ce petit bouquin ?
- Tout ça et beaucoup plus parce que ce que tu viens de dire à propos de l'univers, tu peux le dire de chaque être vivant... Je suis, tu n'es qu'un petit assemblage d'atomes. Ton existence ne tient qu'à cette capacité que les atomes ont de s'accrocher entre eux...
- Ah, oui, les atomes crochus ! Alors quand tu meurs, ce sont les crochets qui lâchent...
- Si on veut, et ces même atomes vont se disperser et vraisemblablement aller s'accrocher ailleurs.
- Rien de perdu donc !
- Rien de perdu ! et comme tu le vois, la mort, ce n'est que la fin d'un assemblage particulier. Lucrèce reconnaît quand même que c'est sans doute un moment un peu difficile à passer ; mais comme "après" ressemblera exactement à "avant", pas de quoi se faire du souci !
- En effet ! Du coup je me demande où mes atomes, enfin mes ex-atomes, vont aller s'accrocher ?
- Plus précisément, tu peux te demander avec quels autres atomes, tes ex-atomes - qui ne t'ont jamais véritablement appartenu, souviens-toi, ce n'était qu'un prêt - vont aller se mélanger. Tu vois que Lucrèce, ça fait rêver ! Dans le livre II par exemple, tu trouveras un inventaire des atomes : il y a des atomes lisses et ronds, d'autres crochus et serrés, d'autres qui ne sont ni tout à fait lisses ni tout à fait crochus et armés de pointes; il y en a des petits, des gros, des très légers, des particulièrement subtils... pas très scientifique peut-être, mais très amusant.
- Je récapitule : si nous savons comment fonctionne l’univers, nous n’aurons plus peur de la mort ni des dieux. Atomisée, la mort ! Et les dieux ? volatilisés !
- Pas exactement ; les dieux sont toujours là, mais ils ne s’occupent pas de nous.
- Oui, mais comme ils ne sont pour rien dans cette histoire, et que ni l’univers, ni les hommes ne dépendent d’eux, Epicure aurait aussi bien pu les supprimer, non ?
- Sans doute mais à son époque, ce devait être difficile. Et puis Zeus, Hera, Aphrodite, Athena et les autres, ça fait quand même de belles histoires, non ? `
- C’est vrai…
- A propos d’histoires, il y en a de très drôles dans le De Natura rerum ? Ainsi, dans le livre IV , il y a tout un passage sur la passion amoureuse, à mourir de rire ! Ecoute !
« Il faut repousser tout ce qui peut nourrir la passion ; il faut distraire notre esprit, il vaut mieux jeter la sève amassée en nous dans les premiers corps venus que de la réserver à un seul par une passion exclusive qui nous promet soucis et tourments. L’amour est un abcès qui, à le nourrir, s’avive et s’envenime ; c’est une frénésie que chaque jour accroît, et le mal s’aggrave si de nouvelles blessures ne font pas diversion à la première […] »
Et la page qui suit, c’est encore pire :
« [...] la vie de l’amant est nécessairement vouée à l’esclavage. Il voit son bien se fondre, s’en aller en tapis de Babylone, il néglige ses devoirs ; sa réputation s’altère et chancelle. Tout cela pour des parfums, pour de belles chaussures de Sycone qui rient aux pieds d’une maîtresse, pour d’énormes émeraudes […] "
- Et ça te fait rire !
- Bien sûr ! parce que c'est tellement excessif que ça en devient risible. Lis toi-même, tu verras. Un vrai délire de misogyne ! Que veux-tu, nul n’est parfait et c’est tant mieux !
- Et ton troisième point dans tout ça, tu l’as oublié ?
- Pas du tout ! J’y viens : le clinamen !
- Le quoi ?
- Clinamen . Essaye d’imaginer un nombre illimité (!) d’atomes en train de se mouvoir dans l’espace infini. Les uns avec crochets, les autres sans crochets. Voici ce que dit Lucrèce :
« Les atomes descendent bien en droite ligne dans le vide, entraînés par leur pesanteur ; mais il leur arrive, on ne saurait dire où ni quand, de s’écarter un peu de la verticale, si peu qu’à peine peut-on parler d’une déclinaison. »
Sans cet écart, tous, comme des gouttes de pluie, ne cesseraient de tomber à travers le vide immense ; il n’y aurait point lieu à rencontres, à chocs, et jamais la nature n’eût pu rien créer. »
Déclinaison, en latin, se dit "clinamen". C’est cet écart, infime et indéterminé qui fonde notre existence, et par là même notre liberté.
- Comment ça, notre liberté ?
- Sans cet écart, sans cette part d’aléatoire, tout l’univers serait régi par la seule nécessité des lois physiques, des lois de la gravitation par exemple. Grâce à ce minuscule écart, nous échappons à la détermination. Elle est peut-être infime notre liberté, mais elle existe ! Tu comprends maintenant pourquoi le De Natura rerum est une œuvre majeure, une œuvre fondatrice. Et tu devines aussi pourquoi Epicure et les Epicuriens n’ont jamais été bien vus par ceux qui détenaient le pouvoir. La liberté, ça dérange toujours les puissants.
- Je comprends surtout qu’Epicure fonde sa métaphysique sur … la physique. Du coup, je vais peut-être regarder d’un autre œil les cours de physique et de SVT.
- Réconcilier sciences et philo, pourquoi pas, mais il y a du boulot !
10 mai 2007
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