- Et si on reprenait nos lundis classiques ?
- Il serait temps ! La rentrée c'était ... il y a presque deux mois, non ?
- Deux mois.... ça te paraît long ?
- Assez !
- Et dix siècles alors ?
- Mille ans ? Ben... 6000 fois plus long, c'est ça ?
- Si tu veux. En tout cas il faut te préparer à faire un sacré saut dans le temps ! En gros du IVe au XIVe siècle.
- Et pourquoi ? Encore une de tes lubies ?
- Pas du tout ! Les faits, rien que les faits ! Même en cherchant bien, on ne trouve pas, dans la culture occidentale, beaucoup de textes majeurs entre, mettons ... Ovide et Villon ? A quelques exceptions près j'en conviens car on peut toujours parler de Plotin, de Saint Augustin et de quelques autres. Mais ne dit-on pas des siècles qui ont suivi le déclin de l'Empire Romain qu'ils étaient obscurs ? Ne parle-t-on pas du "ténébreux Moyen-Âge" ?
- Un formule Lagarde et Michard ?
- Sans doute; toujours est-il que l'expression prête à réflexion. La première explication consiste à dire que l'obscurité est dans l' oeil qui regarde : c'est parce que nous ne savons rien, ou presque rien du Moyen-Âge que nous le trouvons obscur. C'est possible, mais il est bien étrange quand même que si peu de textes nouveaux nous soient parvenus alors que des milliers de moines copistes s'échinaient à copier et recopier des manuscrits. Il y a là un paradoxe qui m'incite à suivre l'hypothèse qu' Umberto Ecco expose avec tant de brio dans Le Nom de la Rose. Les bibliothèques des monastères étaient peut-être plus des lieux de rétention, voire d'exclusion que des lieux de diffusion et de divulgation.
- tion, sion, sion, tion...
- Rétention : ne retenir que les textes qui s'accommodent de la doctrine dominante, Platon par exemple. Exclusion : rejeter tous ceux qui pourraient insinuer des doutes dans les esprits, remettre en cause les vérités couramment admises, Aristote par exemple. Diffusion et divulgation : multiplier les copies de façon à faire connaître les textes et les rendre accessibles au plus grand nombre, les porter à la connaissance du public. Il est vraiment difficile de ne pas mettre en parallèle l'avènement du christianisme en tant que religion dominante sous le rège de Constantin (IVe siècle) et la quasi disparition de la pensée, étouffée par ceux-là même qui auraient dû en faciliter l'épanouissement. Tu te souviens d'Hypathia, première femme mathématicienne et philosophe, lapidée par les chrétiens !
- Tu n'es pas un peu de parti pris ?
- Un peu sans doute, mais pas plus que Condorcet, ou Brecht ou ...
- Evidemment, si tu te réfugies derrière ces gens là, je n'ai plus rien à dire.
- Tu sais, ce qui m'exaspère surtout, ce sont les survivances de ces pratiques : qu'aujourd'hui encore, certains prétendent interdire à leurs disciples d'accroître le champs de leurs connaissances et de penser librement, voilà qui me met en rage. Faut-il que leurs vérités soient fragiles pour qu'ils aient tellement peur de les voir remises en question.
- A qui tu penses ?
- Mais aux intégristes de tous poils, chrétiens ou musulmans ! A tous ceux qui sacralisent des vérités soit-disant révélées et tiennent pour nul et non avenu tout savoir qui ne s'accorde pas avec la lecture qu'ils font des textes, en dépit des évidences. Tu sais bien que les théories de Darwin sur l'évolution sont contestées par les "créationnistes" qui , aux Etats-Unis ont monté des lobbies pour en interdire l'enseignement dans les écoles et y sont parfois parvenus. Et souviens-toi que l'Eglise a mis plus de 300 ans pour admettre la validité du système copernicien !
- Bon, bon, je te crois. Pas la peine de monter sur tes grands chevaux ! Tu ferais mieux de reprendre le fil de ton exposé sinon on va se perdre en route. Je résume : tu dis qu'il ne se passe rien entre le début de l'ère chrétienne et la Renaissance et que la culture occidentale est en déclin.
- Rien ou pas grand chose. Et plutôt que de parler de déclin, je préfère dire que la culture greco-latine est en dormance.
- En dormance ?
- Oui, dormance. C'est le mot par lequel on désigne un arrêt momentané du développement chez les végétaux. Mais ce n'est pas le déclin, encore moins la mort.
- ...
- Te voilà bien songeur ...
- ... Ben oui, c'est qui qui.... Non! Qui est le Prince charmant qui d'un baiser va réveiller cette belle endormie ? Parce qu'elle va bien finir pas réveiller !
- Et bien, pendant qu'entre la Grèce et l'Italie la belle sommeillait, ailleurs les penseurs continuaient de penser, les philosophes de philosopher, et les chercheurs de chercher.
- Ailleurs, c'est où pour toi ?
- Du côté de l'Arabie. A Damas, Ispahan ou Bagdad par exemple. Sans entrer dans les détails d'une histoire que je ne connais pas suffisamment, je te signale que c'est à Bagdad, au tout début du IXe siècle, qu'a été fondé le Bayt al-Hikmat, un centre intellectuel équivalent à l'Alexandrie du début de notre ère, lieu de rencontre entre savants et érudits, quelle que soit leur religion. C'est en grande partie grâce à eux qu'ont pu être préservés les textes grecs et latins, que la pensée occidentale s'est enrichi des apports de l'Orient et qu'elle a ensuite été diffusée jusqu'en Espagne par le biais de la conquête arabe. L'Espagne ensuite a pris le relai, l'Espagne où les Ommeyades, chassés de Damas ont eu à coeur de reconstituer dans les villes dont ils avaient la charge la splendeur orientale comme en témoigne l'Alhambra de Grenade et sa délicieuse cour des Lions ou la grande mosquée de Cordoue. A la fin du premier millénaire, Cordoue, Tolède rivalisent avec Bagdad dans le domaine intellectuel, d'importantes bibliothèques se constituent et c'est en Espagne qu'il faut se rendre si l’on veut apprendre quelque chose.
J'ai trouvé il y a longtemps un petite texte de Daniel de Morley , un érudit anglais qui n'avait pas sa langue dans sa poche. C'est je crois Jacques Le Goff qui le cite dans Les Intellectuels au Moyen-Âge.
« Quand jadis je me rendis d’Angleterre à Paris pour faire des études pendant un moment, j’y vis dans les écoles des hommes bestiaux occupant leurs chaires avec sérieux et autoritas, devant des bancs sur lesquels étaient posés deux ou trois livres énormes qui contenaient les oeuvres du juriste Ulpien en lettres dorées. Ils tenaient des crayons en plomb dans la main, avec lesquels ils dessinaient pieusement des astérisques et des obèles. Ces débiles se tenaient immobiles comme des statues, espérant que leur silence les ferait apparaître intelligents. Mais dès qu’ils essayaient de dire quelque chose, je les trouvais plutôt enfantins. Donc, comme je détestais ce mode d’agir, je voulais éviter de faire les mêmes erreurs. Les arts, qui illuminent les écritures, je ne voulais ni les saluer en passant ni les étudier en abrégé : je les étudiais avec sollicitude. Mais puisque la doctrine des Arabes qui consiste dans le quadrivium se célèbre de nos jours surtout à Tolède, je m’y suis précipité afin de pouvoir entendre les meilleurs philosophes du monde. Ensuite, quand des amis m’ont invité à revenir en Angleterre, je suis rentré avec une multitude précieuse de livres. »
- Dis donc, il a le sens de la caricature ton Morley !
- "de" Morley s'il te plaît. Oui, on dirait presque du Rabelais !
- Ooooooh, je sens venir la transition ...
- Et bien non ! Nous parlerons de Rabelais une autre fois mais pas aujourd'hui, parce que pour aujourd'hui ça suffit. Tu vois, ce qui m'ennuie c'est que j'aimerais en savoir beaucoup plus moi aussi sur cette période là et sur la façon dont le savoir a continué de circuler entre l'Orient et l'Occident. Il y a bien sur ce sujet un bouquin tout à fait passionnant, celui d'Ahmed Djebbar : Une Histoire de la science arabe mais j'avoue que mes connaissances scientifiques sont trop limitées pour apprécier pleinement les chapitres sur l'astronomie, les mathématiques, la physique etc... En revanche, les trois premiers chapitres, plus historiques, m'ont passionnée. Je vais peut-être prendre le temps de les relire avant de continuer.
05 novembre 2007
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