Londres, Téhéran, Bloombsbury et les jardins de Sissinghurst, les Bakhtiaris, Marguerite Harrisson, les tapis persans et bien d'autres choses encore... Un vrai pêle-mêle ! Qui résulte directement de la lecture d'un petit livre de rien du tout, pas vraiment passionnant, mais sacrément intéressant par les portes qu'il ouvre, les souvenirs qu'il évoque, les perspectives qu'il propose.
Le titre du livre ? Une Aristocrate en Asie.
Son auteur : Vita Sackville-West.
Mais commençons par le commencement :
Vita-Sackville West, est une figure bien connue de l'intelligentsia anglaise des années 20. Une aristocrate, née dans le château de Knole, dans le Kent.
Elle épouse à vingt ans Harold Nicolson et forme avec lui, un couple pour le moins anticonformiste : ensemble ils ont deux enfants, mais ne s'interdisent, ni l'un ni l'autre, les aventures extraconjugales, en particulier les amours homosexuelles.
Ce qui nous mène à Virginia Woolf. En effet, pour écrire Orlando, ce roman sur l'ambiguïté des sexes et des comportements, l'écrivain(e) se serait inspirée de son histoire d'amour avec Vita-Sackville West.
Evoquer, ne serait-ce qu'en passant Virginia Woolf nous ramène irrésistiblement au groupe de Bloomsbury dont elle est, avec sa soeur Vanessa Bell, un des membres fondateurs. Le Bloomsbury group, ainsi nommé parce que la plupart de ses membres habitaient dans le quartier de Bloomsbury à Londres était avant tout un groupe de jeunes intellectuels, unis par des liens amicaux et parfois amoureux, qui vivaient dans l'effervescence de la création artistique, les uns étant peintres, les autres poètes ou romanciers, mais tous bien peu conformistes. Le film de Christopher Hampton, Carrington, sorti en 1995 donne une petite idée de ce qu'était la vie de ce groupe qui se retrouvait souvent à Charleston House, adorable petite maison, meublée et décorée avec juste ce qu'il faut d'extravagance et située entre Brighton et Eastbourn dans le Sud de l'Angleterre. Pas très loin de Knoles et juste à côté de Glyndebourne, lieu du mythique festival d'opéra, mais ça c'est vraiment une autre histoire.
Revenons donc à Vita Sackville-West qui au début des années 20 décide de rejoindre son diplomate de mari en poste à Téhéran et qui entreprend avec lui un voyage en pays Bakhtiar dans le sud-ouest de la Perse. Le récit de ce voyage, intitulé Une aristocrate en Asie a été publié en 1928. Nous y voilà.
Pendant 12 jours, Vita et son mari, acompagnés de trois amis (et d'une caravane de mules pour porter leurs bagages ) arpentent les monts Zagros entre Shalamzar et Gurghir, à des altitudes de 2000 à 6000 pieds, avec des journées de 4 à 8 heures de marche : joli trek ! Il y a dans le petit livre de Vita Sackville West tout ce qu'on peut attendre d'un récit de voyage : descriptions, anecdotes sur les conditions d'hébergement, les rencontres, les disputes... et quelques considérations plus saugrenues sur les iris et les "imperial crowns" - des fritillaires je crois - dont elle espère rapporter des bulbes par milliers ! Ce qui me rappelle qu'outre ses talents littéraires, Vita Sackville-West avait de grands talents jardiniers. C'est elle la conceptrice des si beaux jardins de Sissinghurst que tout amateur de jardins se doit de visiter un jour !
Dans ce va-et-vient incessant suscité par le livre nous revoici en Angleterre alors que Vita Sackville-West voyage en pays Bakhtiar, une région de Perse reculée et, à l'époque du voyage de notre romancière anglaise, très peu développée bien que sa randonnée s'achève au milieu des puits de pétrole ! Déjà !
Sans doute impressionnée par le dénuement des Bakthiaris, la voyageuse se lance au chapitre XIX dans des spéculations politiques qui ne laissent pas d'étonner. " Je me surpris à penser à la Perse, non pas pour une fois, à la beauté de la nature mais à la Perse en tant qu'Etat idéal et aux occasions qui auraient pu s'offrir à un dictateur idéaliste et avisé. N'était-il pas possible pour cet immense pays majestueux et sous-peuplé de se fermer à la misère du monde extérieur et, dans une totale indépendance, de se consacrer au bien-être de ses habitants ? On aurait là une aventure inédite en matière de gouvernement, un programme d'une audace révolutionnaire [...]. " C'est le moins qu'on puisse dire puisque ses élucubrations la mènent à envisager une mesure radicale : "une éducation complète pour une catégorie de la population, et inexistante pour l'autre. " et quelques lignes plus loin : "Sans doute faut-il se résigner à voir les laboureurs se contenter de labourer sans aller s'égarer dans des spéculations dangereuses pour des cerveaux mal dégrossis. Opinion peu démocratique, sans conteste, mais réaliste face à une communauté primitive. Les hommes ne regrettent pas ce qu'ils ne connaissent pas, et si nous, les esprits éclairés, leur accordons en priorité des avantages matériels qui ne porteront leurs fruits qu'à la deuxième ou troisième génération, en laissant l'éducation pour plus tard, ils n'auront aucun motif de se plaindre. " Des propos à se faire retourner Condorcet dans sa tombe !
Je ne sais pas si j'irai un jour mettre mes pas dans ceux de Vita Sackville-West - je n'aime pas suffisamment les montagnes pour cela de toute façon ! - , mais curieuse d'en savoir plus sur les Bakhtiaris et sur cette région ( pétrolifère) d'Iran j'ai essayé de glaner quelques informations sur ces populations nomades qui passent, selon les saisons, du désert à la montagne puis de la montagne au désert, en quête d'herbages pour y faire paître leurs troupeaux. C'est ainsi que j'ai découvert que l'un des tout premiers films ethnologiques avait été consacré à cette population nomade en 1925, date, si je ne me trompe, du voyage de Vita-Sackville West. Pure coïncidence sans doute.
Le film, que je serais curieuse de voir, retrace le voyage de Merian C. Cooper, Ernest B. Schoedsack et Marguerite Harrison qui ont accompagné la migration de 50000 Bakhtiars et de leurs troupeaux à travers les monts Zagros. Merian C. Cooper atteint la renomée quelques années plus tard en réalisant, entre autres King Kong (1933) et Les Derniers jours de Pompeï et en produisant Les Chasses du comte Zaroff de son ami Schoedsack.
Quant à Marguerite Harrison, c'est encore une autre histoire. L'histoire d'une femme de caractère, qui malgré l'opposition de ses parents, passablement imbus de leur fortune, (son père était un riche banquier du Maryland) parvient à ses fins en épousant l'homme qu'elle aime : un fils de pauvre ! A la mort de son mari (mort d'une tumeur au cerveau en 1914 ), pour faire face à ses dettes, elle entre au Baltimore Sun et devient journaliste. Comme les femmes ne sont pas autorisées à servir comme correspondant de guerre, elle n'hésite pas à se faire espionne ! La guerre terminée, elle ne s'arrête pas pour autant et poursuit ses activités au Japon et en Russie. Elle est emprisonné un temps à la Lubyanka, arrêtée en Chine. Elle participe ensuite au tournage de Grass et comme les Clubs d'explorateurs n'acceptent pas les femmes, elle fonde, avec quelques femmes de son acabit, la Société des femmes géographes. Voilà un personnage que j'aurais aimé rencontrer. Plus encore que Vita Sackville-West !
Et les tapis persans ? La Perse comme chacun sait fabrique de superbes tapis et ceux des Bakhtiaris sont particulièrement appréciés parce que, divisés en cases qui contiennent des fleurs et des animaux, ils évoquent les jardins persans.
Mais je m'arrête là car la démonstration est suffisante : un livre offre parfois des possibilités infinies et rien ne m'amuse plus que de me laisser pousser, comme une boule de billard et de ricocher d'une référence à l'autre au gré de ma curiosité.Et si vous m'avez suivie jusque là, c'est que vous aussi vous aimez jouer aux dominos culturels.
Une couverture de livre, château dans le Kent, un portrait en noir et blanc, une fritillaire, des danseurs Backtiaris, une affiche de film, un tapis persan... un inventaire à la Prévert ? Pas vraiment puisque d'une image l'autre on suit un fil.
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