- De plus en plus intermittents, tes lundi classiques, dis-donc !
- C'est vrai.
- Marre de tes vieux schnoques ? Tes écrivains des siècles passés ?
- Vieux schnoques, vieux schnoques... vieux peut-être ou plutôt anciens, mais certainement pas "schnoques" : ni imbéciles, ni séniles !
- Alors pourquoi tu traînes ?
- Sais pas ... Trop de choses à faire peut-être, trop de distractions, trop de ...
- Divertissements ?
- Sans doute
- Divertissement, détournement, déviation ... tu te divertis comme ... les libertins de Pascal?
- Peut-être ...
- Bon, alors, tu t'y remets ou tu ne t'y remets pas ?
...
- Allez un effort ! Je m'ennuie moi. J'ai lu tous les livres et ...
- Tous ? Vraiment ?
- Oui... enfin presque !
- Et alors ?
- Et bien, j'aimerais bien continuer. Parce que quand même, ente le XVIIe et le XXIe, il y a encore pas mal de chemin à parcourir.
- Justement et ce chemin n'est pas facile.
- Qu'est-ce que tu veux dire ? Je croyais que les querelles religieuses s'étaient apaisées, que l'Inquisition avait baissé la garde.
- Un peu ! Bien peu en réalité. De toute façon le pouvoir politique prend la relève du pouvoir religieux car l'un et l'autre se méfient comme de la peste de ceux qui osent penser librement.
- Eh, dis donc, tu ne te trompes pas de temps, là ? Tu ne devrais pas employer l'imparfait plutôt que le présent ? ou le passé composé ? "le pouvoir politique a pris ..."
- Passé composé, le temps de l'achevé.... je n'en suis pas si sûr...
- Ben, bonjour la déprime ! Ici, on a quand même le droit de penser comme on veut, et même de dire ce que l'on veut. T'as qu'à aller voir ailleurs, en Chine, en Iran ou en Inde !
- C'est bien ce qui me gène.
- Allez, en route ! C'est pas en traînant les pieds que tu vas les aider. Attache tes lacets et mets toi au boulot.
- ...
- Qu'est-ce qu'il y a encore ?
- Je ne sais pas par quel bout commencer. Voltaire ? Rousseau ?
- Eh, c'est pas à moi de choisir !
- Fontenelle ? Condillac ? La Mettrie ? ...
- Dis, t'en as encore beaucoup comme ça ?
- Le Baron d'Holbach ? D'Alembert ? ... Copernic ... Galilée ! ... ça te dit Galilée ?
- C'est pas un mec du XVIIe celui-là ?
- A peine : né en 1564, mort en 1642 et sa condamnation date de 1633 : le début du XVIIe.
- On revient en arrière alors ?
- Oui. Non. Pas vraiment! parce que, le Galilée que j'ai en tête c'est celui de Brecht.
- Comprends que dal, moi !
- Voilà. Bertold Brecht, un dramaturge allemand, a écrit en 1938 , ou peut-être en 41, une pièce intitulée
La Vie de Galilée. Une pièce absolument passionnante. A condition bien sûr de la remettre en situation. De se souvenir que Brecht a été déchu de sa nationalité par le régime nazi, qu'il a été contraint à l'exil, qu'il s'est réfugié aux Etats-Unis d'où il a été chassé en 47 par ....
- Mac Carthy ?
- Peut-être pas directement, mais par la paranoïa anticommuniste que Mac Carthy a suscitée, certainement ! Brecht s'est alors réfugié en Suisse avant de s'installer à Berlin, côté Est.
- Côté République Démocratique Allemande, chez les communistes quoi !
- En effet.
- Et comme les démêlés de Galilée avec les autorités religieuses ressemblaient diablement aux démêlés de Brecht avec les autorités politiques, en racontant la vie de Galilée, c'est sa propre histoire qu'il a mis en scène.
- Pas mal ! Tu commences à bien te débrouiller ! Mais c'est encore mieux que cela : Brecht fait du procès de Galilée un récit emblématique de tous les conflits entre la connaissance et la foi, entre la science et la religion, entre les scientifiques, toujours avides d'en savoir plus et les autorités, religieuses ou politiques, soucieuses des bouleversements et des déséquilibres que ces nouvelles connaissances pourraient entraîner. Et comme Brecht a remanié sa pièce jusque dans les années 50, son Galilée a fini par ressembler à Einstein, Oppenheimer ou n'importe quel savant aux portes d'une découverte fondamentale pour l'humanité. Autrement dit c'est une pièce à valeur universelle, une de ces oeuvres dont l'intérêt ne se périme jamais. L'héliocentrisme, la fission de l'atome, les manipulations génétiques... chaque époque apparemment a des raisons de se prendre la tête.
- Tu vas pas un peu vite, là ? Tout à l'heure tu traînais les pieds et maintenant tu galopes !
- D'accord, d'accord. Qu'est-ce que tu veux savoir ?
- Et bien ...
La vie de Galilée, c'est la vraie histoire de Galilée ?
- En gros oui !
- Mais en détails ?
- En détails ... Brecht n'est pas un biographe au sens propre du terme et la vérité historique n'est pas son principal souci. Ce qui l'intéresse - et ce qui nous intéresse - c'est le sens qu'il donne à un événement historique connu de tous : la révolution copernicienne.
- Copernicienne ou galiléenne ?
- L'usage attribue la "découverte" de l'héliocentrisme à Copernic, mais c'est Galilée qui en apporta la confirmation et c'est lui surtout qui s'en fit le propagateur. Copernic avait bien publié son grand oeuvre
Des révolutions des sphères célestes, juste avant de mourir en 1543, mais sa théorie n'était connue que de quelques érudits; l'Eglise pouvait encore faire semblant de l'ignorer. Avec Galilée, ce n'était plus possible.
- Attends ! la science, c'est la science et la religion c'est la religion.
- Belle lapalissade ! Mais quand la science remet en cause les fondements de la religion, qu'est-ce que tu fais ?
- J'écoute la science .
- Trop facile ! Bien sûr, tu peux te la jouer tendance parano, en affirmant que la religion ne cherche qu'à garder son ascendant sur le peuple : le pouvoir, toujours le pouvoir ! Et que c'est pour cette raison qu'elle a refusé si longtemps les thèses de Galilée. Mais Brecht invente un petit moine - mon personnage préféré - qui au début de la pièce prend fait et cause pour Galilée, s'enthousiasme pour ses découvertes, pour les avancées de la connaissance, devient son disciple le plus zélé, jusqu'au jour où il se souvient de ses parents, de pauvres paysans illettrés qui ne supportent les misères de leur existence que parce que la religion leur a fait croire que
"tout le théâtre du monde est construit autour d'eux". Que la terre est au centre de l'univers et qu'un Dieu bienveillant veille sur eux. Tiens écoute-le, ce petit moine qui vient dire à Galilée pourquoi il renonce à l'astronomie. "
Que diraient les miens s'ils apprenaient de moi qu'ils se trouvent sur un petit amas de pierres qui, tournant à l'infini dans l'espace vide, se meut autour d'un autre astre, petit amas parmi beaucoup d'autres, passablement insignifiant de surcroit."La religion leur permet de donner un sens à leur misère ; pas la science ! Et pour la paix de l'âme des pauvres gens, ce petit moine plein de charité est prêt à renoncer au travail scientifique qui pourtant le passionne. Et à garder une explication sans doute rassurante, mais fausse. Heureusement, Galilée est là pour s'emporter et même s'enrager :
"Diable, je vois la divine patience de vos gens, mais où est leur divine colère ? " Divine patience, divine colère ? ça ne te rappelle rien ?
...
- Frère Jean des Entommeurs qui devant le massacre des vignobles de son abbaye, oppose le service du vin au service divin ! et entraîne derrière lui tous les petits moinillons pour aller défendre leurs vignes plutôt que de s'abîmer en prières.
- Ouh-là ! Avec toi on se retrouve toujours du même côté. Contre la religion ! Je ne suis même pas certain d'avoir bien compris comment tu es arrivé là. Brecht, Rabelais, Galilée... quelle salade !
- Mais non ! De toute façon mon petit moinillon ne résiste pas longtemps, il suffit que Galilée lui mette un livre entre les mains et il replonge dans ses lectures. La curiosité, la soif de savoir...
- ... riosité... vilain.... faut
- Quoi, qu'est-ce que tu marmonnes ? Si la curiosité est un vilain défaut, pourquoi est-ce que tu continues à me poser des questions ?
- Parfois je me demande ...
- Tu vois !
- Je me demande si tu n'es pas un peu soupe au lait !
- Pas plus que Galilée ! Parce que Brecht en fait un sacré personnage. Exigeant, impatient, coléreux, insupportable mais quelle passion, quel enthousiasme ! Il est infatigable. Du genre toujours plus.
- Un peu monomaniaque, non ? Du genre "savant fou" ?
- Sans doute. Bien que .... vois tu, plus encore que la science, c'est l'humanité qu'il aime et dont il voudrait soulager la misère, grâce à la science.
- Pourtant il a abjuré !
- Justement ! Un des intérêts de la pièce, c'est ce que Brecht a imaginé : la vie de Galilée après le procès. Galilée est mis au cachot puis assigné à résidence avec interdiction absolue de poursuivre ses recherches et encore plus de publier.
- Et que fait Galilée ?
- Qu'en penses-tu ?
- Il renonce ? Non, il continue, comme le moinillon ?
- Et bien, tu n'as plus qu'à lire la pièce ! Et tu découvriras à quel point elle est emblématique de tous les affrontements, passés ou à venir, entre les hommes de science et les hommes de pouvoir.
C'est pourquoi, bien que de façon détournée, elle constitue une excellente introduction à l'étude du XVIIIe siècle et permet de comprendre ce qui s'est passé à ce moment là entre les tenants de la raison et ceux de la foi. A mes yeux, il y a eu entre le XVIIe et le XVIIIe une sorte de bascule, un mouvement qui vient de loin, des libertins, des humanistes de la Renaissance et bien au-delà qui a permis au rationalisme, à l'esprit scientifique de marquer des points contre la croyance, la pensée magique, la religion. Pas grand chose, tout juste un frémissement.
- Si tu le dis .... parce que quand je lis les journaux, j'en doute un peu.
- Et bien continue de douter; c'est le début de la sagesse.
J'aime assez ce "portrait" de Galilée devant ses juges. Plutôt bravache, non ?
En 1644, dans un pamphlet passé quasi inaperçu, le poète anglais Milton écrivait
« Qu’on me donne la liberté de connaître, de m’exprimer et de disputer librement, selon ma conscience, avant toute autre liberté. »