Pourquoi commencer par lui ?
Parce qu'il est le premier, tout simplement. Le premier vraiment grand de la littérature occidentale.
IXe siècle avant notre ère, vraisemblablement, car on n'est pas très sûr des dates.
Il y a, à n'en pas douter, d'autres textes, écrits ailleurs, en d'autres temps, mais pour moi, l'Iliade et l'Odyssée sont des oeuvres capitales, au sens propre du terme, avec la Bible dont je reparlerai un autre jour.
Le problème avec l'Iliade et l'Odyssée, c'est que tout le monde connaît l'histoire, grosso modo, et que chacun par conséquent croit l'avoir lue. Mais entre l'oeuvre abrégée et joliment illustrée lue lorsqu' on avait 10 ans à peine et que, fier comme Artaban, on entrait en sixième, et la lecture posée et réfléchie des vingt-quatre chants, il y a un pas, que dis-je un pas, un fossé, un abîme.
- Ah! non : ça c'est une facilité stylistique ! Tu ne vas tout de même pas nous la jouer grand manitou pontifiant, surtout que t'as même jamais fait de grec, n'est-ce pas ?
- Ben non ! j'ai été privée de grec ! Mais je m'en fous, ya de très bonnes traductions et Homère n'est pas réservé aux hellénistes que je sache !
- Allez, ne monte pas sur tes grands chevaux ! Arrête de bouder et viens nous dire pourquoi tu aimes tant l'Iliade. Parce que franchement la guerre de Troie, les tueries, le sang ... c'est pas trop ragoûtant tout ça.
- Pas ragoûtant du tout ! Tu as parfaitement raison. Mais l'Iliade, c'est beaucoup plus qu'une histoire de guerre.
- Alors raconte; arrête de tergiverser.
- Et bien voilà : l'Iliade, ça commence par une dispute, une dispute vraiment stupide entre Agamemnon et Achille. L'objet de la dispute ? une femme bien sûr, une captive, la jolie Briséis.
Agamemnon, pour éviter le courroux des dieux, doit rendre sa part de butin, Chryséis - qu'il préfère, et de loin à Clytemnestre, sa légitime épouse ! Pour se dédommager il s'empare de la jolie Briséis, la captive préférée d'Achille qui du coup se retire dans sa tente pour bouder et refuse de prendre part au combat. Qui d'Agamemnon ou d’Achille est le plus ridicule ? En tout cas, les injures vont bon train : "Sac à vin ! Oeil de chien et coeur de cerf !" "Face de chien!" et les interventions des dieux n'arrangent rien.
L'ennui, c'est que privé des talents d'Achille, les Grecs se font piler par les Troyens. Pour éviter la catastrophe, Achille autorise son meilleur ami Patrocle, à prendre les armes et à rejoindre les combattants, mais Patrocle est tué et on ramène son cadavre devant la tente d'Achille. Ô rage! Ô désespoir !
- Ah! non tu vas pas recommencer avec tes clichés !
- Pourtant il est vraiment désespéré Achille : son meilleur ami, son autre lui-même ... mort!
Enfin, de toute façon il ne s'agissait là que des préliminaires, parce que la vraie histoire commence maintenant, avec la colère d'Achille. Une colère à la mesure de son désespoir : effrénée, sans borne, démesurée....
- Allez, ça va, laisse tomber tes adjectifs. Dis-nous plutôt ce que fait Achille.
- Il fait ce que l'on attend depuis le début : il prend ses armes, celle que la déesse Thétis, sa protectrice a fait fabriquer par Héphaïstos le divin forgeron ... ah, le bouclier d'Achille ! Quatre pages entières pour le bouclier, mais, sous la plume d'Homère... plume ? plutôt un stylet non ? Enfin, si Homère consacre quatre pages à la description du bouclier c'est que ce bouclier est beaucoup plus qu'un bouclier, c'est un emblème car il y a tout sur ce bouclier, les quatre éléments, les villes et la campagne, les batailles et les travaux des champs, la guerre et la paix, tout quoi.
- C'est pas un peu bizarre, un type qui interrompt son récit juste pour décrire un bouclier ? Pourquoi il fait ça à ton avis ? pour créer du suspense ?
- Un effet de suspension ? Je ne crois pas. Plutôt un indice, une suggestion. Si un objet aussi banal qu'un bouclier est aussi chargé de sens peut-être que le récit lui-même est plus chargé de sens qu'on ne l'imagine...
- Mouais ! Peut-être...
- En tout cas, c'est à partir du moment où Achille, armé de pied en cap, se jette dans la bataille que le récit devient franchement épique. C'est un forcené qui tue tous ceux qui ont le malheur de se trouver devant son épée. Un vrai massacre. Même au cinéma, t'as pas vu pire. Et du sang il y en a. Il y en a tellement que le Scamandre - le fleuve qui coule dans la plaine où se déroulent les combats - lassé de charrier des cadavres, sort de son lit si bien que la plaine en question n'est plus qu'une mer de sang ... Ah, la révolte du Scamandre, c'est un autre morceau de bravoure ! Un de ses passages que l'on n'oublie pas. Attends, je te lis un passage :
Du fond de son tourbillon le fleuve fait entendre sa voix: "Achille, tu l'emportes sur tous les humains par ta force, mais aussi par tes méfaits. Tu as toujours des dieux prêts à t'assister d'eux-mêmes. Si le fils de Cronos t'accorde d'anéantir tous les Troyens, du moins chasse-les loin de moi dans la plaine avant de te livrer à ces atrocités. Mes aimables ondes déjà sont pleines de cadavres, et je ne puis plus déverser mon flot à la mer divine, tant les morts l'encombrent; et toi, tu vas toujours tuant, exterminant ! ... Cette fois, finis ! tu me fais horreur, commandeur de guerriers. " [...]
"Il dit. Cependant Achille, l'illustre guerrier, de la berge abrupte saute et se lance en plein fleuve. Mais le fleuve, pour l'assaillir, se gonfle, furieux. Il émeut toutes ses ondes, qui se troublent; il repousse les morts innombrables, victimes d'Achille, qui pullulent dans son lit, il les jette au-dehors, sur le sol, en mugissant comme un taureau. "
Mais rien ne peut arrêter la colère d'Achille, pas même les forces naturelles.
- Il faudrait peut-être que les dieux s'en mêlent ? Je croyais qu'ils étaient toujours aux aguets, prêts à donner un coup de pouce côté troyen, côté grec, quand il le fallait.
- Sans doute, mais pour le moment Homère a décidé que la fureur du héros irait jusqu'au bout de la démesure. Et la démesure est atteinte lorsque Achille se trouve face à Hector, le tue et traîne son cadavre dans la poussière.
"À l’arrière des deux pieds, il lui perce les tendons entre cheville et talon; il y passe des courroies et les attache à son char, en laissant la tête traîner. Puis il monte sur le char, emportant les armes illustres; d'un coup de fouet, il enlève ses chevaux, et ceux-ci pleins d'ardeur s'envolent. Un nuage de poussière s'élève autour du corps ainsi traîné; ses cheveux sombres se déploient; sa tête gît dans la poussière - cette tête jadis charmante et que Zeus maintenant livre à ses ennemis, pour qu'ils l'outragent à leur gré sur la terre de sa patrie!"
Voilà, on y est. On a atteint le pire du pire !
- Mais il est malade, ce type!
- Sans doute, et c'est bien ce que Homère essaye de faire comprendre. Hector est mort, c'est un fait mais dans une civilisation où l'on respecte les morts qu'il importe d'ensevelir selon les rites pour que leur âme trouve le chemin du paradis, ce qu'Achille fait à Hector et à sa famille est carrément inhumain; il cesse de se conduire comme un être humain civilisé doit se conduire, même en temps de guerre.
- Pas beau Achille ! moi qui le prenais pour un héros...
- Et bien, même les héros sont faillibles : du moment qu'ils ne respectent plus les codes de l'humain, ils perdent leur valeur. Le héros devient un zéro. Oooooops ! trop facile celle-là !
- Bon alors, c'est la fin de ton histoire ? Achille va être puni par les dieux ? banni par les hommes ?
- Pas si simple; on n'est pas à Hollywood; on est dans une épopée grecque ! Pendant des jours, Achille continue son manège, et rien ne le fait céder. Il sont nombreux à faire appel à sa raison, mais Achille a depuis longtemps franchi le seuil du raisonnable. Il faudra que le père d'Hector en personne, le vieux Priam, aidé par les dieux il est vrai, vienne se traîner aux pieds d'Achille et implore sa pitié pour que celui-ci se laisse toucher par l'émotion - l'émotion, pas la raison - et rende enfin au père le cadavre de son fils.
Voilà, c'est fini. Juste un mot pour terminer : Ubris. Les Grecs ont un mot particulier pour désigner le comportement d'Achille, Ubris, la démesure, l'excès. Achille est excessif en tout, excessif quand il boude et se retire du combat, excessif dans son affection pour Patrocle, excessif dans son désir de vengeance et sa violence. Et l'Ubris, c'est ce que les Grecs anciens détestaient par-dessus tout.
- Dis donc, tes Grecs anciens, ils pourraient pas venir dire un mot aux gens d'aujourd'hui !
- Eux non ! mais Homère oui !
C'est bien pour cela qu'il m'intéresse.
04 décembre 2006
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