- Dis-donc ! Voilà un sacré bail que tu n'as pas tenu ton "lundi classique" ! C'est pas sérieux et tu as intérêt à avoir une bonne excuse ...
- Bonne ou mauvaise, non je n'ai pas d'excuse.
- Ben, qu'est-ce que tu as fait pendant 6 mois ? Tu as déménagé ? Tu as été te balader à l'autre bout du monde ou juste à côté ?
- Nooon, pas plus que d'habitude.... J'ai vécu. Et toi ? Qu'as tu fait ? as-tu lu tous les livres ?
- La chair est triste hélas et j'ai lu tous les livres.... fuir, là-bas fuir....
- Oh, ça va, fais pas ton hermétique !
- Bon, j'en étais resté, moi, à Rabelais et j'attendais les libertins que tu m'avais promis.
- Les libertins.... soit ! Mais ce n'est pas si facile d'en parler.
- Pourquoi ?
- Pour plusieurs raisons ....
- Mais encore ? Arrête de me faire languir !
- Et biens, vois-tu, je cherche un livre ou un auteur-phare, représentatif de ce courant de pensée et je n'en trouve pas vraiment. Ou plutôt, je n'en trouve pas vraiment qui soit facile à lire, divertissant et cependant instructif ... A moins de te proposer.... Cyrano de Bergerac peut-être....
- Quoi ? la pièce de Rostand ?
- Pas du tout : Cyrano, le vrai, celui qui a inspiré la pièce de Rostand.
- Ah bon ? parce qu'il a écrit des livres celui-là ?
- Bien sûr, mais il vaudrait mieux commencer par définir ce qu'on entend par "libertin"...
- ou libertine ? l'ingénue libertine !
- Et bien non, justement. Et c'est pourquoi il est toujours un peu difficile de parler des libertins.
On glisse tout de suite vers le libertinage moral, la légèreté des moeurs, les conduites licencieuses, la débauche ... c'est bien sûr une dérive possible, mais les libertins dont j'aimerais te parler, sont des hommes qui se sont affranchis des modes de pensée imposés par l'époque, la tradition, et qui revendiquent simplement de pouvoir penser librement.
- Des libres-penseurs donc.
- Oui c'est bien cela. Mais si penser librement paraît désormais aller de soi, au moins dans certains pays, il n'en a pas toujours été ainsi car, dès lors que les intellectuels ont revendiqué l'usage de la seule raison pour expliquer le monde, il leur devenait difficile d'accepter des vérités fondées seulement sur la foi.
- Pourtant Epicure , Lucrèce ? C'est bien ce qu'ils faisaient : ils expliquaient la nature des choses sans passer par la case "dieux". C'est toi-même qui me l'a dit.
- Effectivement, Epicure et Lucrèce sont d'une certaine façon les précurseurs des libertins à une différence près. Epicure et Lucrèce ont vécu bien avant que le christianisme ne s'impose comme religion dominante et ne s'allie avec le pouvoir politique, ce qui a radicalement changé la donne puisqu'il existait désormais des "vérités" imposées. Remettre en cause ces vérités est très vite devenu impossible et même dangereux. La liste de ceux qui ont été condamnés à être pendus ou brûlés, voire pendus d'abord et brûlés ensuite, est infinie. Elle comporte gens de toutes sortes y compris des imprimeurs !
Je ne me souviens plus si c'est Voltaire ou Condorcet, mais c'est l'un des deux qui a, je crois, établi une liste de tous ceux qui ont été suppliciés pour cause de pensée non conforme. Tu veux quelques exemples ? En vrac ...
Giulio Cesare Vanini, un italien réfugié à Toulouse, accusé de blasphème, d'impiété, d'athéïsme, de sorcellerie et de corruption des moeurs, condamné à avoir la langue coupée, à être étranglé et enfin brûlé.
Giordano Bruno, brûlé vif après huit ans passés dans les geoles romaines.
Etienne Dolet, trois fois condamné à mort, il parvient à s'échapper deux fois mais finit par être rattrapé, torturé, étranglé et en fin de compte brûlé sur la place publique avec ses livres. Théophile de Viau, emprisonné et condamné à mort; bien que la sentence ait été commuée en exil perpétuel, il meurt peu de temps après sa sortie de prison.
- C'est bon, ça suffit ! Et puis on en a fini avec ce genre de pratiques, non ?
- Fini ? Vraiment ? Tu sais bien que non et qu'il n'est pas si facile, même aujourd'hui, de refuser les dogmes, quels qu'ils soient. Mais revenons aux libertins du XVIIe siècle. Tu conviendras que dans de telles conditions, il fallait un certain courage pour penser librement et le cas échéant, oser remettre en questions des vérités considérées comme établies. Beaucoup sans doute l'ont fait, ou en tout cas l'ont pensé; peu l'on dit et encore moins écrit ou alors, s'ils l'ont écrit, ils se sont débrouillés pour que cela ne se comprenne qu'à demi-mots.
- Ils ont brouillé le message en quelque sorte.
- Oui. En mettant les propos litigieux dans la bouche d'un hurluberlu quelconque par exemple; comme cela, si on les accusait ils pouvaient toujours prétendre que ces propos n'engageaient que leur personnage.
- Et ça marchait ?
- Jusqu'à un certain point. Cela dépendait un peu de l'intelligence ou de l'indulgence de ceux qui étaient chargés de veiller au respect de l'orthodoxie.
- de l'orthoquoi ?
- ortho - doxie : ce qui est conforme aux dogmes, ce qui correspond aux enseignements officiels de l'Eglise.
- Dis donc, toi-même ... tu ne m'as pas l'air très orthodoxe !
- Bon, je continue ou ...
- Continue, continue.... sinon je ne saurai jamais ce qui est arrivé à ton Cyrano.
- Cyrano ? Il a reçu une poutre sur la tête.
- Comment ça ? ni étranglé, ni brûlé ? Juste une poutre sur la tête ?
- Oui, mais il en est mort !
- Une poutre, comment ça, une poutre ? Une poutre qui tombe du ciel ? Un châtiment divin alors !
- Pfffff ! Un accident ! Officiellement....
- Et tu n'en sais pas plus ?
- Non. Mais j'ai lu L'Autre monde ou les Etats et Empire de la lune. Le premier roman de science-fiction de la littérature française.
- Ah bon ? Je croyais que tu n'aimais pas la science-fiction ?
- Pas trop. Mais il m'arrive d'en lire et celui là est un peu particulier car il s'agit bien d'imaginer un voyage dans la lune, mais il s'agit surtout de faire passer, par le biais de l'invention comique, quelques vérités ... différentes.
- Et bien raconte !
- Ah non ! Tu connais le principe : c'est à toi de lire ! Si je te raconte l'histoire, tu t'en contenteras et tu ne liras pas le livre. Tu ne pourras pas vérifier si ce que je dis est vrai ou faux.
- Donne moi au moins quelques indices ...
- Et bien il s'agit d'aller vérifier si "la lune est un monde comme celui-ci, à qui le nôtre sert de lune". Un prétexte bien évidemment à décrire un monde lunaire tout à fait fictif et en profiter pour expliquer le fonctionnement de l'univers. C'est le résultat d'un pari entre gens de bonne compagnie et la première difficulté à résoudre, est de trouver le moyen de "monter" jusqu'à la lune. En utilisant une charrette aimantée ou les effets de la rosée par exemple "Je m'étais attaché autour de moi quantité de fioles pleines de rosée, et la chaleur du soleil qui les attirait m'éleva si haut, qu'à la fin je me trouvais au-dessus des plus hautes nuées."
- Dis donc, ça ressemble un peu au cinéma de Méliès ton bouquin...
- Un peu. Mais l'essentiel est ailleurs. L'essentiel est dans les découvertes que le narrateur fait au cours de ses tentatives. Celle de l'héliocentrisme par exemple...
- La thèse de Galilée ?
- Oui,et de Bruno, Kepler, Copernic ... Tu te souviens, le procès de Galilée date de 1632 et Cyrano, 25 ans plus tard affirme lui aussi que la terre tourne sur elle même, qu'elle n'est pas au centre de l'univers et que le soleile ne tourne pas autour de la terre "car il serait ridicule de croire que ce grand corps lumineux tournât autour d'un point dont il n'a que faire [...]." Quelques pages plus loin Cyrano enfonce enfonce le clou : " Ajoutez à cela l'orgueil insupportable des humains, qui leur persuade que la nature a été faite pour eux; comme s'il était vraisemblable que le soleil, un grand corps, quatre cent trente-quatre fois plus vaste que la terre n'eût été allumé que pour mûrir ses nèfles et pommer ses choux. "
- Dur ! J'aurais bien aimé moi que l'univers n'ai été créé que pour ma pomme !
- Attends ! Ce n'est pas tout. Affirmer que la terre n'est pas le centre de l'univers, c'est admettre implicitement que l'homme n'est pas au centre de l'univers ...
- Fin du géocentrisme ET de l'anthropocentrisme !
- Exactement ! L'homme n'est plus une "créature divine" mais le fruit du hasard, un avatar parmi tous les avatars possibles dans la longue chaîne de l'évolution.
- Non, pas possible. Tu dis n'importe quoi. J'en sais peut-être moins que toi mais je sais que la théorie de l'évolution, c'est Darwin et Darwin, c'est un mec du XIXe : 1859, publication de L'origine des espèces ! Alors ton Cyrano ...
- 1657 ! 200 ans plus tôt ! Ecoute plutôt au lieu de t'énerver : "Vous vous étonnez comme cette matière, brouillée pêle-mêle, au gré du hasard, peut avoir constitué un homme, vu qu'il y avait tant de choses nécessaires à la construction de son être, mais vous ne savez pas que cent millions de fois cette matière, s'acheminant au dessein d'un homme, s'est arrêté à former tantôt une pierre, tantôt du plomb, tantôt du corail, tantôt une fleur, tantôt une comète, pour le trop ou trop peu de certaines figures qu'il fallait ou ne fallait pas à désigner un homme ? Si bien que ce n'est pas merveille qu'entre une infinie quantité de matière qui change et se remue incessament, elle ait rencontré à faire le peu d'animaux, de végétaux, de minéraux que nous voyons; non plus que ce n'est pas merveille qu'en cent coups de dé arrive un raffle. "
- Pas sûr d'avoir tout compris. Il écrit un peu bizarre ton Cyrano. Passe moi plutôt le livre que je le lise !
- Pas de problème ! On en reparle à l'occasion... Quant tu l'auras lu.
04 mai 2009
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