Celui-ci je ne l'ai pas vu au cinéma - bien que sa version restaurée soit actuellement proposée en salle - et je m'en félicite car le format du film ne s'accommode pas si mal de l'écran télé, et j'ai pu prendre le temps nécessaire, sans (trop) me lasser pour le regarder. Car 3h17 ce n'est pas rien; en revanche, jusqu'aux dernières minutes du film il ne se passe rien ou pas grand chose.
Comment parler de ce film qui constitue, en réalité une vraie expérience cinématographique avec un dispositif scénique très particulier puisque toutes les scènes d'intérieur - et elles sont majoritaires - sont filmées en plan fixe avec des cadrages identiques selon les pièces, cuisine, salle à manger, couloir, salle de bain. La caméra ne suit pas les personnages, ce sont les personnages qui entrent dans le champ ou en sortent. Effet huis-clos garanti avec en prime une forte impression d'enfermement. Physique et psychologique. Au commencement le procédé est assez lassant, l'ennui pointe; il devient peu à peu fascinant parce que, ce que Chantal Ackerman filme, c'est le quotidien d'une femme de 40 ans, vouée à la répétition des tâches ménagères accomplies comme autant de rituels. Chaque jour, dans le même ordre, la fenêtre à ouvrir, le lit à faire, la gazinière à allumer, les pommes de terre à éplucher et à faire cuire, le couvert à mettre, les leçons à faire réciter parce que la vie de l'adolescent qui habite l'appartement est aussi ritualisée que celle de sa mère.
La lenteur de la première heure - qui correspond à peu près à la première journée - et la banalité des gestes accomplis font craindre le pire; lorsque commence la deuxième journée, le risque est de se dire, non, ce n'est pas possible, on ne résistera pas à l'ennui. Mais c'est à ce moment en fait que tout bascule. Parce qu'en fait, on cherche à comprendre, on s'interroge sur les motivations de la réalisatrice, on fait des hypothèses. S'agit-il d'une étude clinique sur un cas de ... psycho-rigide elle l'est certainement, mais pourquoi ? des TOC ? certainement aussi et l'on peut s'amuser du nombre de fois où elle appuie sur l'interrupteur, allume, éteint, revient en arrière parce qu'elle a oublié d'éteindre ... économies d'électricité sans doute mais encore ? Et puis, de façon presque inaperçue, certains gestes diffèrent, à peine, très légèrement et l'on comprend que l'équilibre psychologique de cette femme ne tient peut-être qu'à l'exacte répétition des heures et des jours. Les clients - car oui, Jeanne Dielman se prostitue et reçoit un client chaque après-midi, celui du mercredi, celui du jeudi.... et l'argent ainsi gagné finit toujours de la même manière, dans la soupière où elle vient puiser pour acheter les provisions ou donner de l'argent de poche à son fils. Une organisation infaillible, un ordre immuable, jamais une émotion ne traverse le visage de Delphine Seyrig, totalement engagée dans ce rôle à contre-emploi. Rien ne semble pouvoir la perturber, pas même les pleurs du bébé que la voisine lui confie. A ce moment du film, toute lassitude, tout ennui à disparu parce que l'on pressent que l'équilibre de cette femme ne tient qu'à un fil, et qu'un décalage dans la cuisson des pommes de terre risque de la mettre en péril.
La banale chronique des travaux et des jours d'une ménagère lambda des années 70, évolue imperceptiblement mais inéluctablement vers une tragédie qu'il reste à expliquer ou plutôt qu'il reste à comprendre parce que la réalisatrice n'explique rien, elle montre. A chaque spectateur de trouver l'explication qui lui convient.
Jeanne Dielman, 23 quai du commerce pour employer son titre complet est un film hors du commun. Il est sorti en 1975 et je n'ai retrouvé que peu de critiques sur la façon dont il a été reçu à cette époque: « Premier chef-d'œuvre au féminin de l'Histoire du cinéma » selon Le Monde. (Une remarque au passage : l'article de Wikipedia en anglais est plus complet à ce sujet que l'article en français !). Il a été récemment été nommé par une revue anglaise "meilleur film de tous les temps". Je n'irai peut-être pas jusque là, mais je l'ai trouvé extrêmement intéressant à la fois par ses choix stylistique et par son sujet. J'imagine qu'il n'est pas perçu de la même façon par les hommes et par les femmes, et que les féministes d'aujourd'hui ne le voient peut-être pas comme les féministes des années 70. Quoi qu'il en soit, je vois dans l'attention qu'on lui porte en ce moment, le signe prometteur d'une réflexion sur la condition féminine qui va bien au-delà d'une simple passade esthétique.