28 février 2024

Gouzel Iakhina, Convoi pour Samarcande

 Ecrivaine russe, originaire de Kazan, Gouzel Iakhina est une romancière prolixe : trois gros livres (seul le dernier fait un peu moins de 500 pages !) publiés en 6 ans, mais c'est une écrivaine qui sait à merveille jouer des ressorts du romanesques, tout en s'appuyant sur des éléments qui relèvent de l'histoire de l'URSS et ses livres sont du genre qu'on ne lâche plus une fois qu'on les a commencés.

Le tableau qu'elle fait de l'URSS des années 20 n'a rien de reluisant et l'on retrouve dans ses trois romans ce qui a marqué les premières années, particulièrement chaotiques de la révolution soviétique : crise économique,  famines et déportations de populations. 

Dans Convoi pour Samarcande il s'agit de sauver des enfants recueillis dans un orphelinat de Kazan et de les convoyer vers des territoires plus hospitaliers et des cieux plus cléments à 3000 km de Kazan.  500 enfants affamés, apeurés, malades, grabataires... Daiev, jeune vétéran hanté par la guerre civile qui a mis les soviets au pouvoir est chargé de ce convoi, aidé dans sa tâche par l'exigeante commissaire Blanche et le gros infirmier Boug. Les difficultés s'accumulent au fil du voyage qui ressemble de plus en plus à une traversée des enfers. Gouzel Iakhina construit son roman en multipliant les péripéties, alternant échecs tragiques et petite victoires. Elle parvient à donner un nom et une personnalité à la plupart de ses personnages, y compris les enfants et n'oublie jamais, même dans les moments les plus noirs de garder la possibilité d'une trève dans le malheur, d'un contrepoint à la tragédie.

Convoi pour Samarcande se lit comme un roman d'aventures, qui fait passer le lecteur par toutes sortes d'émotions parce qu'il oscille constamment entre le réalisme le plus noir, façon Zola, et le merveilleux voire le fantastique. Quelque chose comme le réalisme magique de la littérature sud-américaine ? 

Les romans de Gouzel Iakhina sont apparemment appréciés en Russie où l'écrivaine a été récompensée par plusieurs prix. Ce qui me pousse à croire que dans un pays où l'on s'efforce constamment de réécrire l'histoire, où depuis toujours les faits ont été falsifiés pour exempter le régime de ses responsabilités, où l'on se méfie des essayistes et des journalistes, la littérature, qui sait mêler l'Histoire à la fiction, est plus à même de faire comprendre ce qui s'est réellement passé et ce que le peuple a vécu.

27 février 2024

Bellissima

 


La Magnani, la Magnani, la Magnani ! L'intensité de son regard, la mobilité de son visage, la puissance de son jeu ... je ne suis pas la première à faire l'éloge de la Magnani, mais revoir ses films c'est toujours la certitude de se retrouver subjuguée par l'actrice, capable de passer du rire le plus tonitruant à la subtilité d'un sourire en coin qui en dit long ; un poing sur la hanche, un regard qui vous cloue, une parole qui claque... Elle est encore et toujours fascinante.  

Bellissima n'est que le troisième film de Luchino Visconti,  mais la façon dont il met en scène ce personnage féminin, forte en gueule, à la fois naïve et dupe de rien, la façon dont il l'entoure de personnages secondaires, mais tout aussi bien typés, la façon enfin dont il se moque du milieu du cinéma et de ses douteux fantasmes de gloire, milieu auquel il appartient pourtant, me semble annoncer la patte d'un grand réalisateur. Moins baroque, moins fantasque mais pas moins profond.

Et puis retrouver ce cinéma italien des années 50, qui avait tant à dire sur l'état de la société, est un plaisir  qui ne se refuse pas.

18 février 2024

A man

 A man est un film élégant, à l'image de l'avocat qui mène l'enquête sur la véritable identité de l'homme  que Rie, une jeune veuve avec un enfant, a rencontré, aimé, épousé et qui vient de mourir. Kei Ishikawa propose ici en images, une réflexion sur l'identité, sur l'usurpation d'identité et, plus que sur le phénomène des "évaporés" auquel on voudrait réduire le film, sur la difficulté qu'il y a à connaître l'autre et en fin de compte soi-même. C'est bien fait, c'est intelligent, les acteurs sont parfaits dans leur rôle, la mise en scène est d'un classicisme irréprochable. C'est peut-être là son défaut : on ne peut rien reprocher au film, mais on reste sans émotion, alors que le sujet pouvait, aurait dû apporter un peu de trouble, ou d'inquiétude.

 

Denis Rouvre

 L'exposition présentée en ce moment par le Musée Hébert est étonnante. D'abord parce qu'elle est double et propose un parcours assez classique autour du vêtement au XIXe siècle, dont on perçoit toutes les contraintes. Mais, dans la grande galerie, ce sont les photos de Denis Rouvre qui fascinent : des portraits essentiellement et quelques photos de groupe. Des photos posées, composées, structurées, travaillées, des portraits façon "grand siècle", des scènes d'intérieur dans des décors d'autrefois, des poses, des attitudes, des mises en scène dont chaque détail a soigneusement été élaboré et la mise en lumière particulièrement travaillée. L'impression première est celle d'une galerie de portraits à l'ancienne, bien que les couleurs soient à la fois plus sombre, plus vives, plus contrastées. Ce n'est qu'au plus près de la photo que l'on comprend l'intention du photographe qui a travaillé avec la communauté Emaüs, y a trouvé ses modèles, ses costumes, ses éléments de déco; le reste est affaire de talent. Les personnages de Denis Rouvre sont certes vêtus d'oripeau, mais la photographie les transfigure, les magnifie et leur rend toute leur dignité. 

https://www.rouvre.com/fr/gallery/29/ground-zero



PS. Ne pas se contenter des quelques images empruntées au site de Denis Rouvre. Ces photos il faut aller les voir "en vrai". L'exposition sera en place jusqu'au 23 Septembre.

https://musees.isere.fr/expo/musee-hebert-denis-rouvre-photographies?musee=17




 

 

15 février 2024

Anne Sinclair, 21 rue de la Boétie


 Un livre choisi au hasard sur une de mes PAL -  a vrai dire choisi surtout pour son petit nombre de pages entre deux monstres de plus de 800 page, oui les livres se choisissent parfois comme cela - et me revoilà plongée dans les histoires de la guerre. Celle de 40. 

Il s'agit d'un récit largement autobioraphique, Anne Sinclair, à qui l'administration demandait de faire la preuve de sa quadruple ascendance française se replonge dans son histoire familiale, centrée autour de son grand-père maternel : Paul Rosenberg, marchand d'art, collectionneur averti et passionné qui a contribué a faire connaître et apprécier les grands peintres de la fin du XIXe et du XXe siècle, les impressionnistes d'abord, les cubistes ensuite, ami de Picasso, de Matisse et de bien d'autres. Mais la guerre contraint le galeriste à l'exil, ses biens sont spoliés ... 

Paul Rosenberg, vu par sa petite fille est un personnage d'importance, pas toujours sympathique d'ailleurs. En lisant le livre d'Anne Sinclair on s'aperçoit qu'il n'est pas si facile de trouver le bon point de vue et le ton juste pour raconter une histoire qui relève de l'intime autant que de l'essai historique ou du récit journalistique. Une hésitation qui rend la lecture parfois un peu chaotique. 

Sorj Chalandon, Enfant de salaud

Lire Enfant de salaud, c'est se plonger deux fois dans la boue : celle du procès de Klaus Barbie, que l'auteur a suivi en tant que chroniqueur judiciaire et celle de la vie de son père qui pendant la guerre de 40 n'a cessé de changer de camp, opportuniste ou mythomane, sans doute les deux. 

Présenté comme un roman, le livre s'appuie sur des faits indéniables, mais l'écrivain se donne la liberté de manipuler la vérité, comme il se donne la liberté de mêler son histoire intime (la relation à son père) avec l'histoire officielle, enregistrée, documentée. Au final c'est assez perturbant parce que les doutes et les soupçons finissent par s'immiscer partout, dans toutes les pages, entre toutes les lignes. Plus on avance dans le roman, plus on s'interroge; on se demande s'il est jamais possible de savoir exactement ce qui s'est passé, de connaître la responsabilité (la culpabilité?) de chacun. D'autant que le roman n'est pas seulement une construction intellectuelle : le récit à la première personne permet de faire partager des émotions, que ce soit devant la tentative désespérée du fils pour établir une relation vraie avec son père, devant l'évocation de la rafle des enfants d'Izieu ou des sévices infligés par les nazis à leurs prisonniers, ou devant la morgue de Barbie et les agissements de Jacques Vergès, son avocat. Le "roman" de Sorj Chalandon est en tout cas un roman troublant.

 



14 février 2024

Le Condorcet de Badinter

 

 

 Le livre d'Elisabeth et Robert Badinter, Condorcet, Un intellectuel en politique est sorti en 1989. Dans la cohorte de tous les livres qui ont marqué le bicentenaire de la Révolution. Mais celui-ci est du genre qui ne s'oublie pas. Car, s'il s'agit bien d'une biographie, elle est non seulement précise et bien documenté, qualités que l'on est en droit d'attendre de tout ouvrage historique, mais elle met en oeuvre des qualités littéraires qui en font un ouvrage extrêmement agréable à lire. 

En lisant le livre des Badinter, j'ai beaucoup appris sur l'auteur de L'Esquisse d'un tableau historique de l'esprit humain - oeuvre majeure du XVIIIe siècle que j'ai toujours eu à coeur de faire connaître - beaucoup appris sur le démocrate, le féministe, l'humaniste qu'était Condorcet, mais j'en ai appris presqu' autant sur le couple Badinter qui de toute évidence partageait les idées et les valeurs du philosophe. En parlant de Condorcet, c'est un peu d'eux-mêmes qu'ils parlaient. En filigrane, à demi-mots, avec pudeur bien sûr, mais il est évident qu'ils poursuivaient les mêmes combats et qu'ils étaient du même côté, celui du respect de l'être humain. Après tout, lorsqu'en 1793 il a fallu décider de la culpabilité du roi et du châtiment à lui infliger, Condorcet a voté  pour "la peine la plus élevée à l'exception de la mort," refusant lui aussi qu'un homme soit coupé en deux. 


11 février 2024

L'Homme d'argile

 L'art ou plutôt les artistes, leur vie privée, leurs méthodes de travail... Anselm (Kiefer), Bonnard, Dali, Ricardo (Cavallo)... en quelques mois cela fait beaucoup de films sur des peintres, comme si l'art, la peinture en particulier, était devenu le nouveau hochet des cinéastes. 

Le film d'Anaïs Tellenne, L'Homme d'argile échappe à cette tendance parce que ce n'est ni un biopic ni un documentaire sur un artiste connu, mais une fiction sur la relation qui peut s'établir entre un artiste (en l'occurrence une femme) et son modèle (en l'occurrence un homme). Raphael, dont la laideur massive inspire Garance est un être frustre, naïf. Connue pour ses installations et sesprovocations artistiques, Garance se lance ici dans la sculpture et travaille l'argile avec une sensualité évidente. Le film joue sur l'ambiguïté de ces deux regards qui se croisent et s'entremêlent avec des intentions bien différentes : elle porte sur son modèle un regard d'esthète alors que lui, amoureux transi, la dévore des yeux.


Peu de dialogues, beaucoup de scènes nocturnes, de scènes d'intérieur où tout se joue, le possible et l'impossible,  dans l'intimité de la création artistique qui abolit les différences. A l'extérieur la réalité n'en paraît que plus triviale. Indifférent à l'âge comme aux conditions sociales, l'art permet de voir la beauté là où elle n'existe pas et d'entrecroiser brièvement deux mondes que tout oppose. Pour un premier film, c'est plutôt réussi.


08 février 2024

La zone d'intérêt

 Je crains que beaucoup ne fassent la grimace en découvrant le sujet du film. Oui, il s'agit encore de la guerre et du nazisme. Oui il s'agit bien des camps d'extermination. Mais le point de vue adopté par Jonathan Glazer est particulièrement intéressant. Parce que oui, nous sommes bien à Auschwitz, mais en dehors du camp, de l'autre côté du mur. Du camp lui même, on n'aperçoit d'ailleurs que le haut des bâtiments, ou parfois - rarement -  la longue cheminée d'où sort une fumée grise

Jonathan Glazer est un réalisateur habile, qui non seulement utilise toutes les ressources du cinéma, effets visuels ET sonores, mais sait aussi innover comme dans cette séquence initiale où l'on ne voit rien d'autre sur l'écran que du gris, un gris moche, un gris sale. Comme une mise en condition du spectateur qui se retrouve au plan suivant  au bord d'une rivière, les herbes sont hautes, on est en été, maillots de bain, rires, gambades... les corps, très blonds, très blancs sont plus ou moins dénudés, déjeuner sur l'herbe ... des références picturales, ou cinématographique.; une autre séquence dans un jardin fleuri, au début de l'été, une jeune mère attentive penche son bébé vers les fleurs pour lui en faire respirer le parfum. Un vrai chromo, avec quelque chose d'un peu trop ordonné, des couleurs un peu froides qui empêchent d'adhérer pleinement à cette image du bonheur en carte postale. 

Le film distille un malaise qui ne fait que s'accentuer lorsque la mère de famille essaye un manteau de fourrure dont on a vite compris la provenance, lorsqu'elle ricane avec son mari ou refuse de le suivre dans sa nouvelle promotion parce qu'elle aime trop sa maison, son jardin, sa piscine ... Monstrueuse cette femme qui refuse de voir, de savoir ou plutôt qui sait et approuve ? Monstrueux son mari dont le seul souci est le gain en efficacité, qui lui permet d'augmenter la rentabilité du processus d'extermination, chef d'entreprise efficace, fonctionnaire zélé ? Monstrueux ces gens ? Non. Ce film ne fait que montrer la banalité du mal, au sens où l'entendait Hanna Arendt, en posant la question de l'absence ou de l'annihilation du sens moral. Chez certains individus ? Dans une population entière ? Dans certaines conditions?  Je ne pense pas que La Zone d'intérêt apporte la moindre réponse, la moindre explication à ces question qui malgré les apparences n'ont rien perdu de leur actualité. Au spectateurs de poursuivre la réflexion avec les éléments que le cinéaste lui a donnés.

07 février 2024

Laurent Gaudé, Salina


 C'est un chant, c'est un poème, c'est une épopée. C'est le dit de Salina raconté par son fils. Son troisième fils. C'est une histoire d'amour et de haine, de violence et de tendresse. Une histoire comme un conte cruelle, un récit que ne connaît que la démesure. 

Salina les trois exils est un livre envoûtant, qui se lit d'une traite, mais ne se raconte pas. Laurent Gaudé (Le Soleil des Scorta, La Mort du roi Tsongor) est un écrivain hors du commun dont les textes se disent et s'écoutent autant qu'ils se lisent parce que sa parole est musique. 

06 février 2024

La tête froide

 Encore une histoire de migrants ? Oui, mais celle-ci est bien d'aujourd'hui. Et elle est vue du côté des passeurs avec toute l'ambiguïté que cela suppose. Parce que lorsqu'il s'agit de faciliter le passage clandestin d'individus d'un pays à l'autre, rien n'est simple vraiment. 

Marie vit dans la précarité  - un bungalow dans un camping - quelque part du côté de Briançon. Pour payer son loyer elle fait de la contrebande de cigarettes, aidée par un ami policier qui lui indique la route à prendre pour éviter les contrôles. Une nuit, elle porte secours à deux clandestins en détresse et la voilà prise dans un engrenage dont il lui sera difficile de sortir. Parce qu'il n'est pas beaucoup plus difficile de passer des cartouches de cigarettes que des clandestins, et que cela rapporte beaucoup plus. Or Marie a besoin d'argent, et Souleymane, son premier clandestin, qu'elle a fini par héberger, également. 

L'intérêt du film de Stéphane Marchetti repose entièrement sur cette ambiguïté qui nous interdit de juger. Trancher entre le bien et le mal n'est jamais facile et on ne cesse de se demander ce qui l'emporte chez cette femme : le besoin d'argent c'est certain qui permet de passer par-dessus les barrières morales et les dangers, l'empathie, l'altruisme, générosité ... Il faut dire qu'avec Florence Loiret Caille, le réalisateur a trouvé une interprète à la mesure de cet enjeu. Elle est tour à tour revêche, âpre, ardente, renfrognée, forte, généreuse, altruiste, paumée, déterminée, attachante, énervante ...



05 février 2024

Natacha Appanah, Traits et portraits


Pur hasard, mais juste après avoir lu Les Exportés de Sonia Devillers, je tombe en bibliothèque sur La Mémoire délavée de Natacha Appanah,  cette écrivaine mauricienne dont on dit grand bien depuis un certain temps et que je n'avais pas encore lue.

Comme dans Les Exportés il s'agit d'une histoire familiale, qui s'inscrit dans une histoire d'immigration. Les lieux, les moments, sont différents, mais il s'agit toujours de retrouver dans quelles conditions s'est effectué cette translation d'un pays à l'autre et l'impact que ce déracinement a eu sur les générations qui l'ont vécu et même au delà. Parce qu'une histoire familiale ainsi bouleversée n'est jamais claire pour ceux qui viennent après; elle est pleine de non-dits, de fausses-pistes, un flou dont certains s'accommodent, mais que d'autres cherchent au contraire à élucider. 

Dans une langue souvent lyrique, voire poétique, avec beaucoup de tendresse Nathacha Appanah raconte l'enfance, mais aussi la vieillesse, raconte comment les "engagés", ces coolies venus d'Inde pour travailler dans les plantations de l'île Maurice se sont adaptés, se sont soumis aux conditions imposées par les propriétaires. Parce que l'histoire familiale est aussi une histoire sociale.  Une histoire qui ramène forcément le lecteur au présent.