Avant de reprendre la route je voudrais vous raconter une histoire ...
Il était là, seul au bord de la route avec ses deux moutons, l'un blanc et l'autre noir, tenus par une ficelle qu'il passait d'une main dans l'autre. Un pantalon de drap noir, un peu trop grand pour lui, une chemise blanche aux poignets retroussés, une casquette beige de bonne qualité légèrement rejetée en arrière. Que faisait-il avec ses deux moutons, à l'extérieur du marché aux bestiaux ?
Il était tôt encore et les charrettes continuaient d'arriver, chargées de fourrage, de bois sec; d'autres étaient chargées de femmes, d'enfants. Chacun pressé d'arriver à l'endroit assigné pour déballer sa marchandise. Posha! Posha! De l'autre côté de la rue, le boulanger sortait du puits (en pays ouighur les pains sont cuits dans des fours qui ressemblent à des puits ) des petits pains ronds que sa femme empilait en pyramide sur un plateau. Oh, en voilà un qui vient de tomber!
Il était tôt encore mais la chaleur déjà se faisait sentir; la poussière et la chaleur. Le barbier avait ouvert boutique et deux vieillards chenus et barbus lui avaient confié leur tête. Les mains du barbier allaient et venaient sur le crâne du plus âgé, des mains comme une caresse. Posha! Posha! Tirée par un chameau, une carriole prend le virage qui lui permettra d'entrer sur l'esplanade du marché.
Il était tôt encore et cet homme seul, l'air un peu égaré, avec ses deux moutons... Que faisait-il au bord de la route ? Et pourquoi deux moutons seulement ?
Nous étions là à regarder ....
- C'est sûr, il cherche à les vendre. Il est venu de loin pour arriver tôt et se donner toutes les chances de vendre ses deux moutons. L'un deux est assez gras. Il ne devrait pas peiner à le vendre.
- Pour ce que tu en sais ....
- D'ailleurs il a l'air fatigué.
- Soucieux plutôt.
- Il vient de loin et il a beaucoup marché. Il a mis des habits propres, pour faire bonne impression. Parce qu'il faut absolument qu'il arrive à les vendre, ses moutons.
- Ah oui ? pourquoi ?
- Parce que... parce que sa femme est malade, très malade. Elle a probablement un cancer, ou une pneumonie. Quelque chose dont on ne meurt pas forcément. Mais pour la soigner, il faut des médicaments et les médicaments sont très chers ? Si ça se trouve, il faut même l'hospitaliser et l'on n'est plus au temps de Mao. Maintenant le médecin il faut le payer, et les médicaments, les pansements tout ça il faut l'acheter et l'apporter à l'hôpital. Alors hier soir il s'est décidé : il a pris ses deux plus beaux moutons et avant même que le jour ne se lève, il est parti vers Kashgar pour vendre ses moutons et avec l'argent faire soigner sa femme.
- Mais non, regarde, il n'a même pas d'alliance et il n'est pas marié. Tu racontes n'importe quoi!
- Bon d'accord, il n'est pas marié. .... Mais justement il voudrait se marier. Et pour se marier il lui faut de l'argent. De l'argent pour faire un cadeau à ses beaux-parents, à sa fiancée; de l'argent pour préparer un fête, un banquet auquel il conviera tous ses voisins! Un mariage ça coûte cher, d'autant qu'il lui faut aussi acheter de quoi décorer sa yourte.
- Mais non, vous n'y êtes pas du tout : il est marié, il a déjà deux enfants...
- Deux, pas possible avec la politique de l'enfant unique!
- Si, tu vois bien que ce n'est pas un Han! Les minorités ethniques ne sont pas soumises à la loi de l'enfant unique. Et de toute façon c'est un paysan et à la campagne on a besoin de bras alors tant pis pour la loi. Il a deux enfants : une fille et un garçon et justement c'est le garçon qui est malade ! Une tragédie. D'ailleurs, tu ne trouves pas qu'il a l'air tragique ? Vendre ses moutons c'est pour lui une affaire de vie ou de mort.
-Attends, attends! Regarde! Justement il y a quelqu'un qui lui tourne autour et qui regarde ses moutons. Tiens, il s'approche. Oh t'as vu : il a mis sa mains sur le plus gros, celui qui a les pattes noires; il le tâte, lui regarde les dents. Et là, ben oui : il lui soupèse les couilles. Beau mâle non ? Tu crois qu'il va l'acheter ? Il n'a pas l'air vraiment convaincu. Il s'éloigne. Dommage ! et dire que pendant ce temps, là-bas sous la yourte, l'enfant continue de gémir, sa fièvre a encore monté.
- Allez, viens : ça fait 3/4 d'heures qu'on est là à regarder. On change, on va voir autre chose.
A la fin de la matinée, l'homme à la chemise blanche était toujours là; il n'avait pas vendu ses moutons. Pas encore... et l'enfant ?
11 octobre 2006
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