Un gros livre, lu passionnément. Un autre livre paru dans la collection dirigée chez Actes Sud par Bertrand Tavernier. Un livre qui vous plonge immédiatement dans l'atmosphère des westerns et l'histoire (vraie) de l'Amérique.Car il s'agit de suivre au fil de ses 500 et quelques pages, une caravane d'une centaine de pionniers, qui ont quitté le Kentucky où ils s'étaient installés pour trouver de meilleures terres et une nouvelle vie du côté de l'Orégon.
Le roman commence avec les difficultés matérielles des immigrants qui doivent avancer dans des contrées souvent inhospitalières ne serait-ce qu'en raison du relief, du climat, de la fatigue. Il faut transborder les chariots sur des radeaux pour descendre la rivière, puis regagner la terre pour éviter les rapides les plus dangereux. Cela permet, d'un point de vue romanesque, de mettre en relief les personnalités de ceux qui s'affirment comme des meneurs ou au contraire des individus peu fiables. Toute une gamme de l'humanité qui se révèle au fur et à mesure que les difficultés se présentent.
Mais la partie la plus intéressante du roman est celle de l'installation des pionniers sur les terres de leur choix, à distance les uns des autres mais regroupés néanmoins en communauté. Il faut au plus vite construire des cabanes, abattre des arbres, tailler des planches mais aussi défricher, labourer, prévoir les plantations à faire, en espérant survivre à l'hiver, au froid, à la faim car les provisions apportées ne dureront pas longtemps.
Pionniers est le dernier roman d'Ernest Haycox, un roman-testament peut-être parce qu'en dehors des descriptions époustouflantes et des péripéties sans cesse renouvelées, s'insèrent des passages plus inattendus, des considérations politiques sur la nécessité ou pas d'élever des murs, des barrières, sur les conditions dans lesquelles une communauté peut se regrouper derrière un meneur . Parfois les considérations sont d'ordre quasi métaphysique et portent sur le sens de la vie, sur les valeurs essentielles pour les uns ou les autres. Mais le roman n'a jamais rien de pesant parce que ces discussions sont amenées dans le cadre d'un dialogue entre deux personnages, qui réagissent en fonction de leur personnalité ou de leur rôle dans la communauté.
Et puis il y a les personnages féminins, des caractères bien trempés et même, pour l'époque particulièrement audacieux, comme cette Edna dont les désirs charnels sont clairement revendiqués. Ou Katherine, à la recherche d'un équilibre qu'elle ne veut devoir qu'à elle-même. Le roman date de 1952, il est écrit pas un homme mais j'ai rarement trouvé de personnages féminins aussi décidés et aussi bien mis en valeur. Disons le clairement, un roman aussi fondamentalement féministe.
Reste que ce western, comme beaucoup d'autres, qu'ils soient littéraires ou cinématographiques, nous permet de mieux comprendre les fondamentaux de la mentalité américaine : l'individualisme et le refus des institutions gouvernementales qui va avec, mais aussi le sens de la solidarité dans une communauté librement choisi, le respect des choix de chacun, mais la certitude de la supériorité blanche sur les populations d'origine... Le pire et le meilleur d'une population qui s'est employée à fuir une situation devenue intenable pour des raisons matérielles ou religieuses et a tenté de recréer ailleurs une société sur de nouvelles bases. Une occasion que la "vieille Europe" n'a jamais eu.